Pas un qāid, mais je désire quand même trouver un bon parti pour Apollonia.
Père, je suis bien comme ça ! expliqua la jeune fille en regardant un instant Corrado.
La peur de devoir se séparer de sa famille, et donc de son frère, la tour-mentait depuis des années, mais, maintenant, cette peur était relevée par son père, elle se sentait incapable de se défendre. Dailleurs sa seule arme aurait été celle de déclarer son sentiment à Corrado une éventualité qui la terrorisait encore plus que sa peur.
Ne dis pas de bêtises ! Personne nest bien comme ça à ton âge. Cor-rado et Michele te trouveront un mari ce quil y a sur le marché, naturellement pas un qāid mais le meilleur que lon puisse trouver. Je nai quune seule fille et je veux exploiter au mieux la situation.
Mais père, comment pensez-vous pouvoir vous le permettre ? Vous êtes-vous rendu compte des habits que nous portons ? remarqua dun air querelleur Michele en se levant et en montrant les lambeaux présents sur sa tunique.
Apollonia est une femme dun bel aspect et elle na rien à envier à la sœur de Umar. Si ce nest pour ces lambeaux que nous pouvons seule-ment nous permettre elle aurait elle aussi trouvé un qāid. clarifia Alfeo en colère et en élevant la voix.
Vous parlez avec le cœur dun père, mais tout ce que je désire pour moi est vraiment à lintérieur ces murs. expliqua Apollonia, en caressant la main de son père et en lencourageant à se calmer.
Elle sefforça donc de ne pas regarder Corrado, craignant de révéler à quoi et à qui sadressait sa dernière phrase.
Bien, père, dites-nous si vous pensez à quelquun et Michele et moi résoudrons la question.
Entendre ces paroles de la bouche de Corrado fut un coup au cœur pour Apollonia. Elle avait espéré durant des années, que son frère puisse éprouver envers elle quelque chose qui puisse aller au delà de laffection dun parent acquit, durant vingt ans de vie commune. Elle avait espéré quil la comprenne sans quelle doive se déclarer. Elle avait construit un conte de fée et maintenant tout sécroulait. Dorénavant son regard se perdit dans le vide, fixant un point indéfini hors de la porte.
Je nai trouvé personne parmi les chrétiens de Qasr Yanna qui pourrait améliorer notre condition en épousant Apollonia.
Alessandro ! Je lai vu personnellement lui faire la cour. proposa Michele.
Cest un coureur de femmes. précisa Corrado
Et quest-ce que cela peut nous faire ? ajouta Michele cela importe car les vices coûtent cher.
Tu as bien dit Corrado. Et puis il a essayé de marnaquer déjà trois fois au marché. Non, aucune personne de Qasr Yanna. Après le Christoúgenna47, quand on ne travaille pas la terre, je veux que vous alliez dans le iqlīm de Demona, là où les personnes connaissent encore le grec et la majorité sont des chrétiens. Allez jusque là, et trouvez un mari pour votre sœur et puis pensez également à vous.
Corrado et Michele se regardèrent, un instant après il rirent à plein cœur à lidée de devoir trouver une épouse.
Corrado, tu es allé dans ces endroits; que peux-tu me dire sur les jeunes filles. ? demanda Michele enthousiaste.
Je navais que neuf ans.
Mais tu te souviendras certainement des femmes
Je me souviens des habitants de Rametta48 Peau claire et yeux noisettes !
Ça suffit ! Gronda Alfeo, qui répéta :
Combien de fois vous ai-je dit de ne pas parler de ces années là ? Pour Corrado cest comme ci il était né dans cette maison !
Les deux jeunes garçons séchangèrent un regard dentente : au geste de Michele qui indiquait son propre thorax, Corrado répondit en gesticulant à pleines mains pour laisser entendre que les jeunes filles de lIqlīm de Demona avaient de gros seins. Apollonia sen rendit compte ; cétait trop ! Elle courut en larmes à lextérieur sans donner dexplications. Et elle alla se cacher derrière les potagers dans une plantation de sumac, ce jour là elle ne mangea pas et lorsque Corrado, en la cherchant, passa au-près delle, elle sagenouilla pour ne pas être vue.
Chapitre 11
Hiver 1060 (452 de lhégire), Raba de Qasr Yanna
Avant de reprendre connaissance, Corrado eut le temps de voir licône de la Madonne, celle insérée dans une niche sur la façade de chez lui, cétait un signe obligatoire pour les chrétiens. Michele lavait transportée sur les épaules pendant quApollonia les avaient devancés en traçant la route parmi la foule en panique, qui tentait déteindre les incendies éclatées juste avant. La maison de Umar était dévorée par les flammes tandis que dans lentrepôt de céréales, des dizaines dhommes se démenaient pour tenter de sauver le plus de graines possible ; parmi eux se trouvait également Alfeo.
Caterina pleurait sur la porte, tandis que ses deux enfants naturels ramenaient lautre chez eux, immolé et presque mort pour défendre lhonneur de la famille qui lavait accueilli.
Michele posa Corrado sur le lit et sempressa daider son père et ses compagnons du village contre les flammes de lentrepôt.
Apollonia portait la lanterne, mais elle simmobilisa sur la porte quand elle se rendit compte que sa mère avait dépouillé Corrado de ses habits plein de sueur, et de la rosée de la nuit, pour le couvrir avec des couvertures sèches. Elle ne se rappelait pas de lavoir jamais vu nu, elle rougit et craint de sen approcher. Puis, dans les heures les plus sombres de la nuit, elle se retrouva de nouveau seule et veilla sur lui, comme elle lavait fait les deux jours précédents. Maintenant un linge humide lui frictionnait le front et tentait de faire baisser la fièvre.
Quand Corrado ouvrit les yeux, les premières lueurs qui anticipaient laurore pénétraient déjà par la petite fenêtre et ladhān de laube résonnait sur tout le Raba, signe que la spiritualité devait toujours prendre le dessus sur les disgrâces.
La fièvre était descendue et Corrado commençait à reprendre le contrôle de ses muscles. Les ecchymoses sombres quil avait aux pouls rappelaient la cause de son infirmité, et la haine de celui qui lui avait provoqué cette humiliation. Justement à lui, un noble dune fière lignée indomptable.
Corrado avait réprimé son âme de guerrier dans les vingt années de vie de famille. Cette réalité, faite daffection, dun chez soi, de parents affectueux, dun frère fidèle et dune sœur bien-aimée, avait comblé linconfort dêtre loin de son peuple, perdu au milieu dun peuple quon lui avait enseigné déjà tout petit à mépriser. Durant ces années, lhumiliation dêtre soumis au collecteur dimpôts du Qāid, dabord à Fuad et ensuite à Umar, avait été réparée par lamour de Caterina, la mère quil navait jamais eue.
Corrado se retrouvait maintenant avec la tête endormie dApollonia posée sur sa poitrine. Bien quil fut inconscient par intermittence, il savait tout ce que cette jeune fille avait fait pour lui. Il lui passa donc une main dans les cheveux et lui caressa la joue et loreille.
Apollonia ouvrit les yeux, toutefois il ne pouvait pas la voir. Cétait tout ce quelle pouvait prétendre de cette proximité : faire semblant de dormir pour jouir des caresses de lautre. Elle sourit en imaginant que ses mains fussent motivées par dautres sentiments, mais ces bribes étaient tout ce quelle pouvait avoir.