Presque assourdi, et un peu las, jallais quitter la troisième salle, quand au milieu des cris et des éclats de paroles, jentendis près de moi une petite voix futée qui me disait:
Caballero, si vous me donnez une perra chica[5], je vous chanterai une petite chanson.
Je reconnus Concha avec une stupéfaction parfaite. Elle avaitje la vois encoreune longue chemise un peu usée, mais qui tenait bien à ses épaules et ne la décolletait quà peine. Elle me regardait en redressant avec la main un piquet de fleurs de grenadier dans le premier maillon de sa natte noire.
Comment es-tu venue ici?
Dieu le sait. Je ne me souviens plus.
Mais ton couvent dAvila?
Quand les filles y reviennent par la porte, elles en sortent par la fenêtre.
Et cest par là que tu es sortie?
Caballero, je suis honnête, je ne suis pas rentrée du tout de peur de faire un péché. Eh bien, donnez-moi un réal[6] et je vous chanterai une soledad pendant que la surveillante est au fond de la salle.
Vous pensez si les voisines nous regardaient pendant ce dialogue. Moi, sans doute, jen avais quelque embarras, mais Concha était imperturbable. Je poursuivis:
Alors avec qui es-tu à Séville?
Avec maman.
Je frémis. Un amant, pour une jeune fille, est encore une garantie; mais une mère, quelle perdition!
Maman et nous, nous nous occupons. Elle va à léglise; moi je viens ici. Cest la différence dâge.
Tu viens tous les jours?
À peu près.
Seulement?
Oui. Quand il ne pleut pas, quand je nai pas sommeil, quand cela mennuie daller me promener. On entre ici comme on veut; demandez-le à mes voisines; mais il faut être là à midi, ou alors on nest pas reçue.
Pas plus tard?
Ne plaisantez pas. Midi, ¡Dios mio! comme cest matin déjà! Jen connais qui narrivent pas deux jours sur quatre à se lever dassez bonne heure pour trouver la grille ouverte. Et vous savez, pour ce quon gagne, on ferait mieux de rester chez soi.
Combien gagne-t-on?
Soixante-quinze centimes pour mille cigares ou mille paquets de cigarettes. Moi, comme je travaille bien, jai une petite piécette; mais ce nest pas encore le Pérou Donnez-moi aussi une piécette, caballero, et je vous chanterai une séguédille que vous ne connaissez pas.
Je jetai dans sa boîte un napoléon et je la quittai en lui tirant loreille.
Monsieur, il y a dans la jeunesse des gens heureux un instant précis où la chance tourne, où la pente qui montait redescend, où la mauvaise saison commence. Ce fut là le mien. Cette pièce dor jetée devant cette enfant, cétait le dé fatal de mon jeu. Je date de là ma vie actuelle, ma ruine morale, ma déchéance et tout ce que vous voyez daltéré sur mon front. Vous saurez cela: lhistoire est bien simple, vraiment, presque banale sauf un point; mais elle ma tué.
Jétais sorti et je marchais lentement dans la rue sans ombre, quand jentendis derrière moi un petit pas qui courait. Je me retournai: elle mavait rejoint.
Merci, monsieur, me dit-elle.
Et je vis que sa voix avait changé. Je ne métais pas rendu compte de leffet que ma petite offrande avait dû produire sur elle; mais cette fois je maperçus quil était considérable. Un napoléon, cest vingt-quatre piécettes, le prix dun bouquet: pour une cigarrera, cest le travail dun mois. En outre, cétait une pièce dor, et lor ne se voit guère en Espagne quà la devanture du changeur
Javais évoqué, sans le vouloir, toute lémotion de la richesse.
Bien entendu, elle sétait empressée de laisser là les paquets de cigarettes quelle bourrait depuis le matin. Elle avait repris son jupon, ses bas, son châle jaune, son éventail, et, les joues poudrées à la hâte, elle mavait bien vite retrouvé.
Venez, continua-t-elle, vous êtes mon ami. Reconduisez-moi chez maman, puisque jai congé, grâce à vous.
Où demeure-t-elle, ta mère?
Calle Manteros, tout près. Vous avez été gentil pour moi; mais vous navez pas voulu de ma chanson, cest mal. Aussi, pour vous punir, cest vous qui allez men dire une.
Cela non.
Si, je vais vous la souiller.
Elle se pencha à mon oreille.
Vous allez me réciter celle-là:
«¿Hay quien nos escuche?No.
¿Quieres que te diga?Di.
¿Tienes otro amante?No.
¿Quieres que lo sea?Si».[7]
Mais, vous savez, cest une chanson, et les réponses ne sont pas de moi.
Est-ce bien vrai?
Oh! absolument.
Et pourquoi?
Devinez.
Parce que tu ne maimes pas.
Si, je vous trouve charmant.
Mais tu as un ami?
Non, je nen ai pas.
Alors, cest par piété?
Je suis très pieuse, mais je nai pas fait de vœux, caballero.
Ce nest pas froideur, sans doute?
Non, monsieur.
Il y a bien des questions que je ne peux pas te poser, ma chère petite. Si tu as une raison, dis-la-moi.
Ah! je savais bien que vous ne devineriez pas! Ce nétait pas possible à trouver.
Mais quy a-t-il, enfin?
Je suis mozita[8].
VI. Où Conchita se manifeste, se réserve et disparaît
Elle avait dit ces mots avec un tel aplomb que je marrêtai, perdant contenance pour elle.
Quy avait-il dans cette petite tête denfant provocante et rebelle? Que signifiait cette attitude décidée, cet œil franc et peut-être honnête, cette bouche sensuelle qui se disait intraitable comme pour tenter les hardiesses?
Je ne sus que penser, mais je compris parfaitement quelle me plaisait beaucoup, que jétais enchanté de lavoir retrouvée et que sans doute jallais rechercher toutes les occasions de la regarder vivre.
Nous étions arrivés à la porte de sa maison, où une marchande de fruits déballait ses corbeilles.
Achetez-moi des mandarines, me dit-elle. Je vous les offrirai là-haut.
Nous montâmes. La maison était inquiétante. Une carte de femme sans profession était clouée à la première porte. Au-dessus, une fleuriste. À côté, un appartement clos doù séchappait un bruit de rires. Je me demandais si cette petite fille ne me menait pas tout simplement au plus banal des rendez-vous. Mais, en somme, lentourage ne prouvait rien; les cigarières indigentes ne choisissent pas leur domicile et je naime pas à juger les gens daprès la plaque de leur rue.
Au dernier étage, elle sarrêta sur le palier bordé dune balustrade de bois et donna trois petits coups de poing dans une porte brune qui souvrit avec effort.
Maman, laisse entrer, dit lenfant. Cest un ami.
La mère, une femme flétrie et noire, qui avait encore des souvenirs de beauté, me toisa sans grande confiance. Mais à la façon dont sa fille poussa la porte et minvita sur ses pas, il mapparut quune seule personne était maîtresse dans ce taudis et que la reine mère avait abdiqué la régence.
Regarde, maman: douze mandarines; et regarde encore: un napoléon.
Jésus! dit la vieille en croisant les mains. Et comment as-tu gagné tout cela?