Пьер Луис - Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке стр 7.

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Le jour vint, comme nous passions lEscorial. Lhiver sec et terne des alrededores avait remplacé, dans lhorizon des vitres, les merveilles de la sierra. Bientôt nous entrâmes en gare, et comme je descendais ma valise, jentendis une petite voix qui criait, déjà sur le quai:

 Mira! Mira!

Elle montrait du doigt les massifs de neige, qui dun bout à lautre du train couvraient le toit des wagons, sattachaient aux fenêtres, coiffaient les tampons, les ressorts, les ferrures; et auprès des trains intacts qui allaient quitter la ville, laspect lamentable du nôtre la faisait rire aux éclats.

Je laidai à prendre ses paquets; je voulais les faire porter, mais elle refusa. Elle en avait six. Rapidement, elle enfila les six anses comme elle put, une à lépaule, la seconde au coude, et les quatre autres dans les mains.

Elle senfuit en courant.

Je la perdis de vue.


Vous voyez, monsieur, combien cette première rencontre est insignifiante et vague. Ce nest pas un début de roman: le décor y tient plus de place que lhéroïne, et jaurais pu nen pas tenir compte; mais quoi de plus irrégulier quune aventure de la vie réelle? Cela commença vraiment ainsi.

Jen jurerais aujourdhui: si lon mavait demandé, ce matin-là, quel était pour moi lévénement de la nuit, quel souvenir jaurais plus tard de ces quarante heures entre cent mille, jaurais parlé du paysage et non de Concha Perez.

Elle mavait amusé vingt minutes. Sa petite image moccupa une fois ou deux encore, puis le courant de mes affaires mentraîna autre part et je cessai de penser à elle.

V. Où la même personne reparaît dans un décor plus connu

Lété suivant, je la retrouvai tout à coup.

Jétais depuis longtemps revenu à Séville, assez tôt pour reprendre encore une liaison déjà ancienne et pour la rompre.

De ceci, je ne vous dirai rien. Vous nêtes pas ici pour entendre le récit de mes mémoires et jai dailleurs peu de goût à livrer des souvenirs intimes. Sans létrange coïncidence qui nous réunit autour dune femme, je ne vous aurais point découvert ce fragment de mon passé. Que du moins cette confidence reste unique, même entre nous.

Au mois daoût, je me retrouvai seul dans ma maison quune présence féminine emplissait depuis des années. Le second couvert enlevé, les armoires sans robes, le lit vide, le silence partout: si vous avez été amant, vous me comprenez; cest horrible.

Pour échapper à langoisse de ce deuil pire que les deuils, je sortais du matin au soir, jallais nimporte où, à cheval ou à pied, avec un fusil, une canne ou un livre; il marriva même de coucher à lauberge pour ne pas rentrer chez moi. Une après-midi, par désœuvrement, jentrai à la Fábrica[4].

Cétait une accablante journée dété. Javais déjeuné à lhôtel de Paris, et pour aller de Las Sierpes à la rue San-Fernando, «à lheure où il ny a dans les rues que les chiens et les Français», javais cru mourir de soleil.

Jentrai, et jentrai seul, ce qui est une faveur, car vous savez que les visiteurs sont conduits par une surveillante dans ce harem immense de quatre mille huit cents femmes, si libres de tenue et de propos.

Ce jour-là, qui était torride, je vous lai dit, elles ne mettaient aucune réserve à profiter de la tolérance qui leur permet de se déshabiller à leur guise dans linsoutenable atmosphère où elles vivent de juin à septembre. Cest pure humanité quun tel règlement, car la température de ces longues salles est saharienne et il est charitable de donner aux pauvres filles la même licence quaux chauffeurs des paquebots. Mais le résultat nen est pas moins intéressant.


Les plus vêtues navaient que leur chemise autour du corps (cétaient les prudes); presque toutes travaillaient le torse nu, avec un simple jupon de toile desserré de la ceinture et parfois retroussé jusquau milieu des cuisses. Le spectacle était mélangé. Cétait la femme à tous les âges, enfant et vieille, jeune ou moins jeune, obèse, grasse, maigre, ou décharnée. Quelques-unes étaient enceintes. Dautres allaitaient leur petit. Dautres nétaient même pas nubiles. Il y avait de tout dans cette foule nue, excepté des vierges, probablement. Il y avait même de jolies filles.


Je passais entre les rangs compacts en regardant de droite et de gauche, tantôt sollicité daumônes et tantôt apostrophé par les plaisanteries les plus cyniques. Car lentrée dun homme seul dans ce harem monstre éveille bien des émotions. Je vous prie de croire quelles ne mâchent pas les mots quand elles ont mis leur chemise bas, et elles ajoutent à la parole quelques gestes dune impudeur ou plutôt dune simplicité qui est un peu déconcertante, même pour un homme de mon âge. Ces filles sont impudiques comme des femmes honnêtes.


Je ne répondais pas à toutes. Qui peut se flatter davoir le dernier mot avec une cigarrera? Mais je les regardais curieusement et leur nudité se conciliant mal avec le sentiment dun travail pénible, je croyais voir toutes ces mains actives se fabriquer à la hâte dinnombrables petits amants en feuilles de tabac. Elles faisaient, dailleurs, ce quil faut pour men suggérer lidée.


Le contraste est singulier, de la pauvreté de leur linge et du soin extrême quelles apportent à leurs têtes chargées de cheveux. Elles sont coiffées au petit fer comme à lheure dentrer au bal et poudrées jusquau bout des seins, même par-dessus les saintes médailles. Pas une qui nait dans son chignon quarante épingles et une fleur rouge. Pas une qui nait au fond de son mouchoir la petite glace et la houppette blanche. On les prendrait pour des actrices en costume de mendiantes.


Je les considérais une à une, et il me parut que même les plus tranquilles montraient quelque vanité à se laisser examiner. Jen vis de jeunes qui se mettaient à laise, comme par hasard, au moment où japprochais delles. À celles qui avaient des enfants je donnais quelques perras; à dautres des bouquets dœillets dont javais empli mes poches, et quelles suspendaient immédiatement sur leur poitrine à la chaînette de leur croix. Il y avait, nen doutez pas, de bien pauvres anatomies dans ce troupeau hétéroclite, mais toutes étaient intéressantes, et je marrêtai plus dune fois devant un admirable corps féminin, comme vraiment il ny en a pas ailleurs quen Espagne, un torse chaud, plein de chair, velouté comme un fruit et très suffisamment vêtu par la peau brillante dune couleur uniforme et foncée, où se détachent avec vigueur lastrakan bouclé des sous-bras et les couronnes noires des seins.

Jen vis quinze qui étaient belles. Cest beaucoup, sur cinq mille femmes.

Presque assourdi, et un peu las, jallais quitter la troisième salle, quand au milieu des cris et des éclats de paroles, jentendis près de moi une petite voix futée qui me disait:

 Caballero, si vous me donnez une perra chica[5], je vous chanterai une petite chanson.

Je reconnus Concha avec une stupéfaction parfaite. Elle avaitje la vois encoreune longue chemise un peu usée, mais qui tenait bien à ses épaules et ne la décolletait quà peine. Elle me regardait en redressant avec la main un piquet de fleurs de grenadier dans le premier maillon de sa natte noire.

 Comment es-tu venue ici?

 Dieu le sait. Je ne me souviens plus.

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