Un couloir illuminé par la faible lumière de dizaines de bougies. Elga avança, accompagnée des flammes vacillantes dansant sur les murs. Au loin, elle pouvait apercevoir un cercueil blanc posé au centre dune chapelle ardente. Le torse dune fillette assise sy dressait et une foule de gens lentourait.
«Tu dois rester allongée, tu es morte!» tonna la voix du docteur Abruzzo.
«Obéis, Martina, autrement Jésus se fâchera» lui fit écho Elisa.
Au nom de sa fille, la femme accéléra le pas. «Laissez-la partir!» cria-t-elle en se jetant sur le cercueil.
La petite fille saccrocha à elle, la serrant dans un étau qui lempêcha presque de respirer. « Maman, aide-moi! Dis-le toi aussi, dis-leur que je ne suis pas morte, je ne veux pas être enfermée ici!»
Elga lui rendit son étreinte puis, dune main tremblante, lui caressa la tête. Une larme lui mouilla les doigts alors quils couraient sur les mèches soyeuses. Ce contact provoqua un frisson le long de son dos, mais la sensation de plaisir initiale se transforma soudain en quelque chose de différent.
Faux. Ses cheveux sont faux, fut tout ce quelle arriva à penser avant de poser les yeux sur la petite tête appuyée contre sa poitrine. La chevelure noire latteignit comme un coup de fouet en plein visage.
«Nooooon!» hurla-t-elle, et elle la repoussa si violemment quelle la fit tomber.
Le docteur Abruzzo se jeta en avant, tentant maladroitement de lattraper avant quelle ne touche terre. Il réussit à lui saisir un poignet et, au même instant, il y eut un claquement, semblable au bruit de quelque chose qui se brise. Lhomme resta immobile, le petit bras à la main, pendant que le reste du corps de la petite sécrasait au sol, éclatant en mille morceaux.
La tête de Rea roula aux pieds de sa maman, ses yeux vitreux paraissaient la fixer, dans un visage qui nétait plus humain.
«Voilà, tu las cassée, pontifia Elisa en se baissant pour ramasser le buste en tissu. Tu abîmes toujours tout!» sénerva-t-elle en lagitant sous le regard abasourdi dElga. De petits morceaux déponge voltigèrent autour delle comme des confettis. Ce nétait pas une fillette en chair et en os.
«Cest juste une poupée La poupée»
***
«La poupée» répéta Elga en séveillant. Elle était couverte de sueur et son cœur battait à tout rompre. Il ny avait aucune aiguille dans ses bras, mais elle se souvenait vaguement avoir avalé quelques comprimés sous le regard vigilant du médecin avant de se rendormir. Un sommeil artificiel, même sil navait pas été vide de rêves, qui durait depuis Combien de temps? La femme réalisa quelle avait perdu la notion du temps. Il lui sembla se rappeler que le soir était tombé lorsque le docteur Abruzzo, à la fin de son interrogatoire exténuant, avait pris congé en lui recommandant le repos absolu. La lumière qui filtrait maintenant par les fenêtres entrouvertes lui suggérait quil faisait de nouveau jour.
Sa mère nétait pas revenue, aucune trace de létrangère.
Elle se leva lentement, affaiblie, sa tête tournait; titubante, elle se dirigea vers la porte. Louvrit sans faire de bruit et jeta prudemment un coup dœil sur le palier. Il ny avait personne dans les parages et la maison semblait plongée dans le silence.
Lidée de tomber à nouveau sur Rea, qui ou quoi quelle soit, la terrifiait mais elle ne pouvait pas rester confinée dans sa chambre pour toujours. Elle prit son courage à deux mains et continua vers lescalier. Devant la petite chambre de Martina, elle eut envie dentrer pour contrôler si la poupée était de retour, mais le courage lui manqua.
Plus tard, se dit-elle en descendant à létage inférieur.
Elle franchit le seuil de la cuisine en tremblant. Les volets étaient grand ouverts et une chaude lumière de septembre inondait la pièce. La télévision était allumée, réglée à très faible volume sur un quelconque bulletin dinformations, signe incontestable de la présence de sa mère.
Elisa était assise sur le canapé, elle sirotait une tasse de lait en suivant attentivement les images qui défilaient sur lécran. Elle avait empilé les poupées dans un coin pour se faire une place.
Elga enregistra ce détail en étouffant à grand-peine un geste dagacement profond. Elle remarqua en même temps que la petite fille nétait pas là. Se serait-elle évanouie comme les rêves à laube? Aurait-elle tout imaginé? Elle lespéra intensément, bien quune voix intérieure persiste à lui souffler lidée que quelque chose faussait toujours dans le cadre.
«Tu es réveillée» commença Elisa en lapercevant. Tu en veux un peu aussi?
«Tu sais que je naime pas le lait»
«Oh!» répondit lautre aussi dépitée que si elle venait dapprendre une mauvaise nouvelle. Jespère au moins que la nuit ta porté conseil.
«Quel jour on est?»
«Mercredi Cest hier que tu as perdu la tête, si cest ça que tu veux savoir. Je suis restée ici toute la nuit. Tu peux imaginer à quel point cétait désagréable de dormir assise sur le canapé avec toutes ces horreurs autour. Bref, je me suis occupée de la petite. Je lui ai expliqué que tu es malade et quelle doit être patiente, et ce matin je lai accompagnée à lécole.» Elle se tut un instant seulement, peut-être parce quelle perçut une étrange lueur dans le regard de sa fille, puis poursuivit: «Tu sais que linstruction est la chose la plus importante. Il ne fallait pas lui faire rater le premier jour décole parce que tu as subitement recommencé à perdre la tête et puis Comment justifier son absence? Tu comprends bien que certains détails malsains ne doivent pas filtrer à lextérieur. Je nose même pas imaginer ce que les gens diraient sils savaient que tu es devenue folle.»
«Je ne suis pas folle» murmura Elga, mais lautre ne sembla pas lentendre. Non quelle eût imaginé le contraire, elle la connaissait depuis toujours. Sa mère était ainsi faite, quand elle commençait à parler elle était comme un fleuve en crue et nadmettait aucune réplique. Elle donnait parfois limpression davoir même oublié son interlocuteur, continuait à exprimer ses pensées, indifférente à tout et tous. Et pour ce qui était des insultes, elles navaient jamais cessé de faire mal mais, après des années de dur entraînement, Elga ne les remarquait plus. Elle nétait pas la fille quElisa aurait voulu et elle ne perdait une occasion de le souligner. Point.
«Bien, nous sommes daccord sur le fait que nous ne dirons rien de ce quil sest passé. Quoi quil en soit, tu as retrouvé la mémoire? Le docteur Abruzzo a dit quaprès suffisamment de repos et grâce aux médicaments quil ta donnés, tu reprendrais tes esprits Tu as retrouvé la raison, nest-ce pas? Non, parce que jai un tas de choses à faire, je ne peux pas rester ici, jai confié Fernando à la voisine, je ne peux pas abuser de sa disponibilité et puis Noublie pas, Rea a besoin de toi.»
Elga ressentit une douleur à lestomac. Le jour navait pas chassé les hallucinations finalement. Elle serra les poings. «Je.Ne.Connais.Aucune.Rea» martela-t-elle.
«Oh, Jésus, Jésus, tu lentends? Cette femme me fera mourir de chagri!» Elisa se leva dun bond et tourna les yeux vers le plafond. Elle sortit le chapelet de la poche de sa chemise et continua à tourner en rond quelques minutes en suivant le périmètre de la pièce, murmurant les versets de quelque prière. Enfin, elle sarrêta et darda son regard sévère dans celui de sa fille. «Écoute, dit-elle, je sais très bien que tu as subi un traumatisme en perdant ton mari. Jai moi aussi souffert énormément quand papa est mort et je comprends ce que lon éprouve, mais deux ans sont passés et il est temps daller de lavant. Je sais, je sais Le docteur Abruzzo ma expliqué lhistoire Rea a distrait Andrea avec ses caprices et dans ton inconscient, tu lui as attribué la responsabilité de laccident. Elle est devenue une meurtrière à tes yeux et, ne pouvant le tolérer, tu las complètement éliminée. À ta sortie du coma, tu disais que tu navais jamais eu de fille Très bien, nous avons compris, aidée et tu semblais guérie. Mais maintenant, tu ne peux pas me trahir avec une rechute, tu ne peux pas me faire ça!»