«Aide-moi à descendre» croassa une voix rendue rauque par la fumée de cigarette.
Iuri ne se le fit pas répéter. «Bonjour» sourit-il en prêtant son bras à Santino pour quil puisse sortir de la niche funéraire. À peine au sol, celui-ci sétira, ôta la poussière de son pantalon usé et rendit enfin son salut à son ami par un sourire complètement édenté.
«Alors, dis-moi, quelquun a cassé sa vie cette nuit?» Il avait toujours hâte de sinformer, même si la question quil avait en tête était tout autre en réalité. Ce quil voulait vraiment savoir nétait pas tant qui était mort, mais bien si Antonietta Carenza, épouse Natale, était partie vers une vie meilleure. La dame en question était la femme de monsieur Felice et propriétaire légitime du caveau que Sante avait transformé en chambre à coucher. Son départ lui vaudrait lexpulsion, raison pour laquelle il priait pour quelle reste en vie le plus longtemps possible. Elle avait fêté ses quatre-vingt-quinze ans quelques mois auparavant, un peu plus que lui. Elle ne quittait plus sa maison depuis quune méchante maladie lavait clouée sur un fauteuil roulant et venait encore moins au cimetière mais le bruit courait que, tout bien considéré, elle avait encore de lénergie à revendre. Après tout, Santino avait de bonnes raisons despérer partir avant quelle, ou quelquun pour elle, ne vienne réclamer sa place.
«Cette nuit, il ny a que le vieux propriétaire de la boulangerie sur lavenue qui est mort» le rassura Iuri.
«Paix à son âme, cétait une bonne personne» commenta le vieux qui, après une vie de vagabondage, connaissait pratiquement tout le monde en ville.
«De toute façon» ajouta-t-il immédiatement, cest mieux ainsi. Il prit une cigarette déjà à moitié fumée dans la poche de sa veste usée. «Tu as une allumette?» demanda-t-il à son ami. Celui-ci lui tendit tout un paquet.
«Je les ai toutes achetées pour toi, dit-il, mais jai oublié mon briquet, tu devras donc allumer pour moi.» Sur ces mots, il prit un paquet de Lucky Strike dans la poche de son pantalon et ils empruntèrent les escaliers ensemble. Ils nallumèrent la cigarette de lun et de lautre quune fois à ciel ouvert. Cest alors que Santino put observer Iuri à la lumière du jour. «Tu nas pas bonne mine aujourdhui, constata-t-il entre deux quintes de toux. Quelque chose ne vas pas comme tu veux?»
«Jai peu dormi» répondit lautre en haussant les épaules. En réalité, il était profondément perturbé par sa rencontre nocturne mais il nétait pas prêt à en parler avec quelquun.
Sante comprit et sen alla pour se rendre à linhumation de Rosetta.
Malgré son âge et les milliers dépreuves qui avaient jalonné son existence, il était encore en forme et voulait gagner, dune façon ou lautre, le plat chaud et lhospitalité que lui offrait quotidiennement le gardien. Même si la loi nautorisait pas un sans-abri à loger dans le cimetière, Filippo avait toujours fermé lœil, voire même les deux à loccasion. La présence du clochard, pour sûr, ne pouvait pas déranger les défunts et avoir un peu de compagnie ne lui déplaisait pas. Il le laissait dormir là et sassurait quil ne reste jamais le ventre vide; en échange, il acceptait volontiers un peu daide.
Quand il fallait enterrer quelquun, Santino était toujours prêt. Quil faille jeter quelques pelletées de terre dans une fosse ou poser quelques briques pour refermer une niche dans un mur, il était là, content de collaborer. Certaines personnes méfiantes soupçonnaient quil y prenait goût, quil sétait fixé comme objectif denterrer toute la ville. La vérité était que, après avoir passé une vie entière à se sentir inutile pour les vivants, il éprouvait un grand soulagement à lidée de pouvoir se rendre utile, au moins auprès des morts.
Iuri naimait pas beaucoup les enterrements, ils signaient le moment définitif de ladieu, chargeant lair démotions quasi intolérables. Y être présent ne rentrait pas strictement dans ses attributions, mais il essayait toujours de rester dans les parages au cas où ses collègues auraient besoin dun coup de main.
Filippo était déjà sur place. Il portait des bottes en caoutchouc pour éviter de salir son pantalon et lhumidité faisait friser ses cheveux. La fosse qui accueillerait Rosetta avait été creusée le jour avant, la dernière supervision lui incombait.
«Elle est grande, hein?» commenta-t-il en se tournant vers ses amis. On dirait quelle peut contenir deux cercueils.
«À mon avis, cest Rosetta qui a fait pleuvoir ce matin, répondit Santino. Elle ne voulait bas finir sous terre et sest vengée en envoyant de la pluie pour déranger.»
Iuri eut un pincement au cœur en pensant à ce corps obèse qui avait causé pas mal de maux de tête à tout le personnel du bureau, sans exception. Habituellement, il préparait les corps seul, dans lintimité dune pièce fermée, mais lhabillage de Rosetta avait exigé lintervention de deux autres personnes. Il avait fallu six bras pour la soulever et la tourner, deux coussins pour atténuer la différence de niveau entre la tête et le ventre anormalement élevé qui la cachait comme une montagne Et un changement de cercueil à la dernière minute parce que le premier sétait révélé insuffisant pour la contenir. La famille sétait déclarée prête à payer un montant démesuré pour quelle puisse être enterrée selon ses dernières volontés, mais il ny avait pas de caveau à sa taille, ladministration communale nen ayant pas prévu. Ils avaient donc dû se contenter dun emplacement souterrain. Ce nétait pas vrai que la mort rend tous égaux, constata Iuri avec amertume. À plus dun titre, la différence entrait aussi dans les cimetières.
Il se tint à lécart durant la cérémonie, heureux de ne pas devoir intervenir. De temps en temps, il tournait les yeux vers des tombes plus loin. Normalement, elle ne venait que le jeudi après-midi et le dimanche voir ses proches; Iuri était certain de ne pas la voir arriver un mardi matin à cette heure, mais il ne put éviter despérer un changement de programme. La rencontre avec Ogma avait accentué en lui lurgence de la revoir, de sassurer quelle allait bien. Il se repromit de passer à sa boutique dès que lenterrement serait terminé.
Comme toujours, il ferait semblant de regarder les poupées en vitrine, volant quelques images dElga en train de travailler, espérant calmer un minimum sa soif avant dêtre pris en flagrant délit et dêtre chassé. Il se contenterait de petites gouttes, sûr que les choses changeraient un jour. Il boirait alors jusquà tremper son âme.
Chapitre 6
Tears have turned to ice [5]
(tears from your eyes). No one here but I (only dreams survive). Nothing can survive (thought youd never die).
She - Fields of the Nephilim
Un couloir illuminé par la faible lumière de dizaines de bougies. Elga avança, accompagnée des flammes vacillantes dansant sur les murs. Au loin, elle pouvait apercevoir un cercueil blanc posé au centre dune chapelle ardente. Le torse dune fillette assise sy dressait et une foule de gens lentourait.
«Tu dois rester allongée, tu es morte!» tonna la voix du docteur Abruzzo.
«Obéis, Martina, autrement Jésus se fâchera» lui fit écho Elisa.