«Tu la connais.» Elle pointa Costanza dun doigt accusateur. Ce nétait pas une question. La familiarité avec laquelle ces deux-là se tenaient par la main était bien trop éloquente.
«Bien sûr que je la connais» répondit-elle stupéfaite.
«Alors, cest toi! Cest toi qui mas fait ce» Son index tremblait maintenant au même rythme que ses lèvres.
La voisine fit quelques pas dans sa direction sans lâcher la main de Rea, tremblante elle aussi et le visage strié de larmes. «Quest-ce que je tai fait? Tu te sens mal? Je peux faire quelque chose pour taider?»
Elga recula.
«Tu la connais.»
«Bien sûr que je connais ta fille. Je lai vue naître!»
«Ce nest pas ma fille!» La femme haussa le ton de quelques octaves.
Surprise et inquiétude vinrent assombrir le visage de son interlocutrice.
«Comment ça? Tu veux me faire croire que tu ne connais plus Rea?»
La petite se glissa derrière elle comme pour se défendre, cachant son visage dans le châle en laine qui lui retombait sur le dos.
«Martina. La réponse sortit dans un souffle. Ma fille sappelait Martina, et elle est morte.»
«Tu es déboussolée Tu te trompes. Ta fille sappelle Rea et tu lui fais peur. La vieille dame fit une pause. Tu as pris tes médicaments?» ajouta-t-elle prudemment.
Elga ignora la dernière question
«Cest toi qui es déboussolée manifestement, siffla-t-elle. Je ne sais pas à quel jeu vous jouez mais, si tu me permets, je connais parfaitement le prénom de ma fille et je sais aussi à quoi elle ressemblait. Celle-ci ne lui ressemble même pas. Martina avait les cheveux bouclés et auburn, les yeux foncés et navait pas de taches de rousseur, elle est Elle est Oh bordel!» La vision délirante qui venait de prendre forme dans sa tête provoqua un haut-le-cœur qui lui remonta dans la gorge.
Cette idée était folle, mais elle connaissait ces traits. Ce nétaient pas ceux de sa fille, non, et pourtant elle avait déjà vu ce visage, plus même : elle lavait modelé.
Sans rien ajouter, elle courut vers lescalier qui menait à létage supérieur.
Elle entra comme un furie dans la petite chambre de la fillette, droit vers le lit. Sa gorge se serra lorsquelle réalisa que la poupée nétait plus à sa place. Les petites fleurs du couvre-lit intact dansèrent devant ses yeux, mêlées à un tourbillon détincelles informes de la même couleur, et un voile noir tomba finalement sur ce ballet.
Chapitre 4
but then [3]
I dreamt I had awakened from a dream that I was awake where all dreams are real and being awake was a mistake. Somnium - Christian Death
Elle eut limpression de se réveiller dun long sommeil. Ce ne fut pas le baiser dun prince, mais la sensation désagréable davoir la tête bourrée de coton et un faible bourdonnement qui rappelèrent Elga à la réalité; immédiatement, les contours dun visage vaguement familier occupèrent son champ de vision.
«Bienvenue!» laccueillit la voix de baryton du docteur Abruzzo. Deux incisives de lapin firent leur apparition sous son épaisse moustache noire, dessinant une grimace qui se voulait un sourire. Deux doigts boudinés semparèrent rapidement du poignet de la patiente. «Comment vous sentez-vous?»
Elle ne répondit pas et laissa son regard embrouillé flotter, reconnut sa propre chambre à coucher, tandis que le bourdonnement entendu auparavant sinterrompait pour se transformer en exclamation.
«Dieu soit loué!» Cela lui suffit pour apprendre que sa mère se trouvait là également. Elle se serait volontiers enfuie à ce point, mais réalisa quune aiguille était plantée dans son bras, reliée à une perfusion remplie de liquide transparent.
«Quest-ce que.?» marmonna-t-elle.
«Vous avez fait un malaise, sempressa de lui expliquer la médecin en sinstallant sur une chaise postée tout près. Vous vous souvenez de ce quil sest passé?»
«Je ne sais pas Il y avait une petite fille qui disait être ma fille Une hallucination je pense» Elle se redressa difficilement et tenta de recomposer lhorrible puzzle. Au même instant, elle vit les traits de sa mère se crisper jusquà transformer son visage en linge chiffonné : les narines de son nez grec vibrèrent à lunisson avec le rosaire entrelacé dans ses doigts.
«Les photos de Martina nétaient plus les mêmes» ajouta-t-elle indécise.
«Mon Dieu!» Ce fut un hurlement de rage cette fois, dont le ton exprimait plus la colère quune inquiétude sincère.
«Elisa, calmez-vous. Laissez-moi parler» lapaisa le docteur Abruzzo avant de se concentrer à nouveau sur Elga.
«Écoutez-moi attentivement. Vous avez eu une crise et vous vous êtes évanouie. Nous ferons tous les contrôles nécessaires pour comprendre, mais dans limmédiat jai besoin de procéder à une vérification. Je vais vous poser quelques questions de routine, je vous demande juste de répondre sincèrement.» Il avait utilisé presque la même formule à sa sortie du coma après laccident. Quelques questions de routine pour savoir si sa mémoire était revenue intacte du voyage dans lau-delà ou si elle avait perdu des morceaux en chemin. Mais cétait différent cette fois. Elga nétait pas tombée dans le coma et se sentait parfaitement maîtresse de ses souvenirs. Elle aurait voulu protester. Toutefois, elle ressentait un certain abattement et préféra ne pas opposer de résistance. Elle se limita à acquiescer faiblement.
«Vous pouvez me donner votre nom?»
«Elga Elga Spinelli.»
«En quelle année êtes-vous née?»
«Mille neuf cent soixante-dix-neuf.»
Elisa fit un signe dapprobation flagrant. Elle était restée figée au pied du lit. Quelques mèches couleur de miel, échappées de son chignon strict, retombaient le long dune de ses joues. Les mains toujours occupées à égrener le rosaire, ses lèvres minces bougeant à peine, répétant dans un faible murmure les réponses débitées par sa fille. On aurait dit quelle priait.
«En quelle année sommes-nous?»
«Deux mille treize.»
«Vous savez où vous êtes en ce moment?»
«Bien sûr, je suis dans ma chambre. Son ton trahit un léger agacement.»
Le docteur Abruzzo garda son air angélique.
«Bien, lencouragea-t-il. Il fit ensuite une courte pause, fronça les sourcils et parut se concentrer, comme à la recherche des mots justes.»
«Je sais que je touche un sujet douloureux mais Pouvez-vous me dire le nom de votre mari?»
«Andrea. Il sappelait Andrea et je sais très bien quil est mort.» Une larme coula de son œil gauche.
Lhomme sembla ignorer limpatience qui, de réponse en réponse, devenait plus évidente et continua, imperturbable.
«Le nom de votre fille?»
«Martina.»
Elisa émit un gémissement et serra les poings autour des grains du chapelet, si fort que ses jointures blanchirent.
Dun coup dœil éloquent, le médecin lui renouvela son invitation à ne pas intervenir.
«Vous pouvez répéter?» demanda-t-il en se retournant vers sa patiente.
«Martina» martela Elga. «Ma fille sappelait Martina et elle est morte elle aussi dans ce maudit accident.»
Lautre la scruta longuement en silence, lissant ses moustaches dun geste nerveux. Il paraissait chercher dans les yeux de son interlocutrice la question la plus appropriée pour poursuivre linterrogatoire.