Certains d'entre nous avaient des disques en fer-blanc dans le dos, ils étaient censés réfléchir la lumière. L'idée était de montrer à l'artillerie où nous étions pour que nous ne soyons pas touchés par nos propres obus. C'était un matin d'été lumineux, déjà si chaud que les hommes sentaient la chaleur du soleil sur leur nuque. C'est le plan d'action du maréchal Haig qui prévoyait que les soldats devaient avancer en ligne droite selon un ordre précis. Ils avaient décidé de ne pas envoyer de détachement éclaireur pour vérifier que les barbelés avaient été détruit. L'idée était que nous étions si inexpérimentés que nous aurions été incapables de suivre autre chose que le plan le plus simple. Il ne devait pas y avoir de flexibilité ni d'initiative, juste un élan. Nous étions une vaste marée d'hommes destinés à balayer les Allemands de leurs positions.
J'étais dans la première vague de l'avancée.
Alors que nous approchions des lignes allemandes je vis avec horreur que les barbelés n'avaient pas du tout été détruits. Nos obus d'artillerie les avaient simplement fait sauter en l'air, puis ils étaient retombés à lendroit doù ils se trouvaient précédemment. Il y avait des ouvertures dans le barbelé mais nous allions rapidement comprendre qu'ils avaient été délibérément coupés par les Allemands pour nous faire tomber dans des zones de combat où ils concentreraient leurs tirs de mitrailleuses.
Selon le commandement militaire britannique, tout Allemand qui survivait au bombardement était censé être désorienté et submergé par l'ampleur de la force qui s'opposait à lui. Mais au lieu de cela, ils ont juste commencé à nous massacrer. Nous faisions face aux mitrailleuses (des armes efficaces qui tiraient 600 balles par minute) qui nous fauchaient comme si nous étions des épis de maïs dans un champ. Un capitaine du huitième bataillon donna le signal de l'attaque en montant sur le rebord de sa tranchée. Il botta un ballon de football en direction des lignes ennemies. Je suis sûr qu'il essayait d'apaiser les craintes de ses hommes par une démonstration de bravade, mais il fut tué instantanément d'une balle dans la tête, sapant l'effet qu'il essayait de créer.
Je continuais à avancer dans un délire brumeux. Tout autour de moi, je voyais des hommes tomber au sol, certains mollement, d'autres en roulant et hurlant. Je continuais et je restais indemne alors que mes amis et camarades étaient abattus. Trois autres vagues arrivèrent derrière moi et subirent le même sort. Je regardai le long de la ligne et réalisai que nous n'étions plus que quelques-uns.
Conformément au plan, notre attaque se poursuivit toute la matinée, avec quatre vagues d'hommes affrontant le même sort sinistre. Notre armée britannique était probablement la force de combat la plus rigide et la plus inflexible de la guerre. Dans le feu de l'action, les officiers subalternes devaient suivre leurs ordres à la lettre. À n'importe quel prix. Même s'ils se trouvaient dans des circonstances impossibles.
Les communications entre les officiers du front et les généraux de l'arrière étaient mauvaises. Ils dépendaient des lignes téléphoniques, qui étaient brisées par les tirs d'obus, et des messagers devant transmettre les messages du front à l'arrière, qui étaient souvent tués. Les officiers avaient reçu des instructions dordonner aux soldats d'avancer à tout prix et ils suivent les ordres, malgré l'évidente absurdité. Le maréchal Haig aurait aussi bien pu nous ordonner de sauter dune falaise.
En début d'après-midi, la nouvelle de notre massacre est remontée jusqu'au quartier général de l'armée et les autres attaques de la journée ont été annulées. Le nombre de victimes fut le plus élevé jamais enregistré en un seul jour dans l'histoire de l'armée britannique, et les pires chiffres pour une journée, dans n'importe quelle armée, pendant toute la guerre.
Je me suis arrêté un instant dans la confusion de la débâcle lors de mon retour aux postes d'évacuation des blessés à l'arrière, pour juger du carnage et pour trouver un visage familier revenu du no mans land. Nous avions notre rituel d'appel, qui établissait qui était revenu de l'attaque et qui ne l'était pas. Tant de mes amis avaient disparu qui avaient dû être tués ou blessés. Toutes ces balles, toutes ces balles et pas une seule marquée de mon nom. J'avais l'impression d'être l'homme le plus chanceux du monde.
Des cent vingt mille hommes qui ont pris part aux premiers combats du matin, la moitié dentre eux avait été touchés. Il y eu plus de 20 000 hommes tués, et 40 000 autres gravement blessés. Cette nuit-là, une file d'hommes qui avaient été blessés dans le no man's land et qui avaient passé la journée à se cacher dans les cratères sous le soleil brûlant retournèrent dans leurs tranchées sous couvert de l'obscurité.
J'ai découvert plus tard que la presse britannique avait rapporté l'attaque en disant que la bataille était une grande victoire et avait décrit le désastre comme un jour de gloire pour l'Angleterre. On pouvait lire dans le journal :
Une poussée lente, continue et méthodique, a épargné les vies.
Je suis sûr que ces rapports visaient à rassurer les familles anxieuses au pays, mais moi et les autres soldats qui avions participé à cette attaque, nous étions en colère. Certains bataillons s'en sortaient avec juste quelques pertes, mais d'autres avaient terriblement souffert.
Un autre bataillon avait commencé la journée avec 24 officiers et 650 hommes. À l'appel du soir, il ne restait plus qu'un seul officier et 50 hommes. Le bataillon du Lancashire, qui était parmi les premiers à attaquer la ligne allemande ce matin-là, avait perdu 584 hommes sur 720, tués, blessés ou disparus dans la première demi-heure de la bataille. Malgré l'absence totale de nouvelles fiables en provenance du front, nos familles du Lancashire commençaient à soupçonner que quelque chose de terrible nous était arrivé. Le flux régulier de lettres en provenance de France s'était arrêté.
Une semaine après le début de la bataille, un train rempli de soldats blessés de la Somme s'était brièvement arrêté à la gare de Lancashire en route vers un hôpital militaire plus au nord. Un passager du train avait interpellé un groupe de femmes sur le quai les informant que ses copains de Lancashire avaient été massacrés.
Laffreuse nouvelle sest rapidement répandue et créa une atmosphère insoutenable, comme l'air lourd et suffocant avant l'orage qui plane sur la ville. Des lettres d'hommes blessés assurant leurs familles quils avaient survécu à lhorreur commencèrent à affluer. Les lettres arrivaient en si grand nombre qu'il était évident que quelque chose de très grave sétait produit. Ceux qui avaient reçu des nouvelles se retrouvaient dans un terrible calvaire : devaient-ils espérer le meilleur ou craindre le pire ?
Il y a quelque chose d'encore pire avec la Somme et ses 60 000 victimes en une seule matinée. Malgré les pertes, le maréchal Haig restait convaincu que son échec était dû au fait quil navait pas envoyé assez d'hommes. Il pensait que la grande poussée navait pas été assez importante. Ainsi, pendant les cinq mois suivants, les volontaires de l'armée de Kitchener allaient alimenter lhideuse machine à broyer pour être massacrés par milliers, pris dans les barbelés et criblés de balles de mitrailleuses.
Il y a eu malgré tout quelques réussites en dépit du carnage. Lattaque de nuit du 4 juillet prend les Allemands par surprise et les tranchées allemandes de la ligne de front sont envahies sur 8 kilomètres. Le lendemain matin, cette percée est suivie d'une charge de cavalerie - la tactique standard utilisée dans les guerres du XIXème siècle - lorsque la ligne de front de l'ennemi est percée. Les cavaliers n'avaient pas l'air aussi fringants qu'auparavant. Les vestes rouges avaient été remplacées par du kaki fadasse. Le clairon sonnait pourtant toujours et les lances scintillaient sous le chaud soleil d'été. Comme toutes les charges de cavalerie, c'était un spectacle magnifique, jusqu'à ce qu'il se termine dans une grêle de balles de mitrailleuses, de chevaux qui se débattent et de corps qui tremblent.