Peut-on préciser cette idée? Il y a dans cette œuvre de linsignifiance et de la solidité. Lesprit ny est pour rien et la matière pour beaucoup. La médiocrité veut durer par tous les moyens, y compris le bronze. On lui refuse ses droits à léternité et elle les prend tous les jours. Nest-ce pas elle, léternité? En tout cas, cette persévérance a de quoi émouvoir, et elle porte sa leçon, celle de tous les monuments dOran et dOran elle-même. Une heure par jour, une fois parmi dautres, elle vous force à porter attention à ce qui na pas dimportance. Lesprit trouve profit à ces retours. Cest un peu son hygiène, et, puisquil lui faut absolument ses moments dhumilité, il me semble que cette occasion de sabêtir est meilleure que dautres. Tout ce qui est périssable désire durer. Disons donc que tout veut durer. Les œuvres humaines ne signifient rien dautre et, à cet égard, les lions de Caïn ont les mêmes chances que les ruines dAngkor[27]. Cela incline à la modestie.
Il est dautres monuments oranais. Ou du moins, il faut bien leur donner ce nom puisque eux aussi témoignent pour leur ville, et de façon plus significative peut-être. Ce sont les grands travaux qui recouvrent actuellement la côte sur une dizaine de kilomètres. En principe, il sagit de transformer la plus lumineuse des baies en un port gigantesque. En fait, cest encore une occasion pour lhomme de se confronter avec la pierre.
Dans les tableaux de certains maîtres flamands on voit revenir avec insistance un thème dune ampleur admirable: la construction de la Tour de Babel[28]. Ce sont des paysages démesurés, des roches qui escaladent le ciel, des escarpements où foisonnent ouvriers, bêtes, échelles, machines étranges, cordes, traits. Lhomme, dailleurs, nest là que pour faire mesurer la grandeur inhumaine du chantier. Cest à cela quon pense sur la corniche oranaise, à louest de la ville.
Accrochés à dimmenses pentes, des rails, des wagonnets, des grues, des trains minuscules Au milieu dun soleil dévorant, des locomotives pareilles à des jouets contournent dénormes blocs parmi les sifflets, la poussière et la fumée. Jour et nuit, un peuple de fourmis sactivent sur la carcasse fumante de la montagne. Pendus le long dune même corde contre le flanc de la falaise, des dizaines dhommes, le ventre appuyé aux poignées des défonceuses automatiques, tressaillent dans le vide à longueur de journée, et détachent des pans entiers de rochers qui croulent dans la pousière et les grondements. Plus loin, des wagonnets se renversent au-dessus des pentes, et les rochers, déversés brusquement vers la mer, sélancent et roulent dans leau, chaque gros bloc suivi dune volée de pierres plus légères. À intervalles réguliers, dans le cœur de la nuit, en plein jour, des détonations ébranlent toute la montagne et soulèvent la mer elle-même.
Lhomme, au milieu de ce chantier, attaque la pierre de front. Et si lon pouvait oublier, un instant au moins, le dur esclavage qui rend possible ce travail, il faudrait admirer. Ces pierres, arrachées à la montagne, servent lhomme dans ses desseins. Elles saccumulent sous les premières vagues, émergent peu à peu et sordonnent enfin suivant une jetée, bientôt couverte dhommes et de machines, qui avancent jour après jour, vers le large. Sans désemparer, dénormes mâchoires dacier fouillent le ventre de la falaise, tournent sur elles-mêmes, et viennent dégorger dans leau leur tropplein de pierrailles. À mesure que le front de la corniche sabaisse, la côte entière gagne irrésistiblement sur la mer.
Bien sûr, détruire la pierre nest pas possible. On la change seulement de place. De toute façon, elle durera plus que les hommes qui sen servent. Pour le moment, elle appuie leur volonté daction. Cela même sans doute est inutile. Mais changer les choses de place, cest le travail des hommes: il faut choisir de faire cela ou rien. Visiblement, les Oranais ont choisi. Devant cette baie indifférente, pendant des années encore, ils entasseront des amas de cailloux le long de la côte. Dans cent ans, cest-à-dire demain, il faudra recommencer. Mais aujourdhui ces amoncellements de rochers témoignent pour les hommes au masque de poussière et de sueur qui circulent au milieu deux. Les vrais monuments dOran, ce sont encore ses pierres.
La Pierre DAriane
Il semble que les Oranais soient comme cet ami de Flaubert qui, au moment de mourir, jetant un dernier regard sur cette terre irremplaçable, sécriait: «Fermez la fenêtre, cest trop beau.» Ils ont fermé la fenêtre, ils se sont emmurés, ils ont exorcisé le paysage. Mais le Poittevin est mort, et, après lui, les jours ont continué de rejoindre les jours. De même, au-delà des murs jaunes dOran, la mer et la terre poursuivent leur dialogue indifférent. Cette permanence dans le monde a toujours eu pour lhomme des prestiges opposés. Elle le désespère et lexalte. Le monde ne dit jamais quune seule chose, et il intéresse, puis il lasse. Mais, à la fin, il lemporte à force dobstination. Il a toujours raison.
Déjà, aux portes mêmes dOran, la nature hausse le ton. Du côté de Canastel, ce sont dimmenses friches, couvertes de broussailles odorantes. Le soleil et le vent ny parlent que de solitude. Au-dessus dOran, cest la montagne de Santa Cruz, le plateau et les mille ravins qui y mènent. Des routes, jadis carrossables, saccrochent au flanc des coteaux qui dominent la mer. Au mois de janvier, certaines sont couvertes de fleurs. Pâquerettes et boutons dor[29] en font des allées fastueuses, brodées de jaune et de blanc. De Santa Cruz, tout a été dit. Mais si javais à en parler, joublierais les cortèges sacrés qui gravissent la dure colline, aux grandes fêtes, pour évoquer dautres pèlerinages. Solitaires, ils cheminent dans la pierre rouge, sélèvent au-dessus de la baie immobile, et viennent consacrer au dénuement une heure lumineuse et parfaite.
Oran a aussi ses déserts de sable: ses plages. Celles quon rencontre, tout près des portes, ne sont solitaires quen hiver et au printemps. Ce sont alors des plateaux couverts dasphodèles, peuplés de petites villas nues, au milieu des fleurs. La mer gronde un peu, en contrebas. Déjà pourtant, le soleil, le vent léger, la blancheur des asphodèles, le bleu cru du ciel, tout laisse imaginer lété, la jeunesse dorée qui couvre alors la plage, les longues heures sur le sable et la douceur subite des soirs. Chaque année, sur ces rivages, cest une nouvelle moisson de filles fleurs. Apparemment, elles nont quune saison. Lannée suivante, dautres corolles chaleureuses les remplacent qui, lété davant, étaient encore des petites filles aux corps durs comme des bourgeons. À onze heures du matin, descendant du plateau, toute cette jeune chair, à peine vêtue détoffes bariolées, déferle sur le sable comme une vague multicolore.
Il faut aller plus loin (singulièrement près, cependant, de ce lieu où deux cent mille hommes tournent en rond) pour découvrir un paysage toujours vierge: de longues dunes désertes où le passage des hommes na laissé dautres traces quune cabane vermoulue. De loin en loin, un berger arabe fait avancer sur le sommet des dunes les taches noires et beiges de son troupeau de chèvres. Sur ces plages dOranie, tous les matins dété ont lair dêtre les premiers du monde. Tous les crépuscules semblent être les derniers, agonies solennelles annoncées au coucher du soleil par une dernière lumière qui fonce toutes les teintes. La mer est outremer, la route couleur de sang caillé, la plage jaune. Tout disparaît avec le soleil vert; une heure plus tard, les dunes ruissellent de lune. Ce sont alors des nuits sans mesure sous une pluie détoiles. Des orages les traversent parfois, et les éclairs coulent le long des dunes, pâlissent le ciel, mettent sur le sable et dans les yeux des lueurs orangées.