Альбер Камю - Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке стр 3.

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Si lon peut définir le désert un lieu sans âme où le ciel est seul roi, alors Oran attend ses prophètes. Tout autour et au-dessus de la ville, la nature brutale de lAfrique est en effet parée de ses brûlants prestiges. Elle fait éclater le décor malencontreux dont on la couvre, elle pousse ses cris violents entre chaque maison et au-dessus de tous les toits. Si lon monte sur une des routes, au flanc de la montagne de Santa-Cruz, ce qui apparaît dabord, ce sont les cubes dispersés et coloriés dOran. Mais un peu plus haut, et déjà les falaises déchiquetées qui entourent le plateau saccroupissent dans la mer comme des bêtes rouges. Un peu plus haut encore, et de grands tourbillons de soleil et de vent recouvrent, aèrent et confondent la ville débraillée, dispersée sans ordre aux quatre coins dun paysage rocheux. Ce qui soppose ici, cest la magnifique anarchie humaine et la permanence dune mer toujours égale. Cela suffit pour que monte vers la route à flanc de coteau[12] une bouleversante odeur de vie.

Le désert a quelque chose dimplacable. Le ciel minéral dOran, ses rues et ses arbres dans leur enduit de poussière, tout contribue à créer cet univers épais et impassible où le cœur et lesprit ne sont jamais distraits deux-mêmes, ni de leur seul objet qui est lhomme. Je parle ici de retraites difficiles. On écrit des livres sur Florence ou Athènes. Ces villes ont formé tant desprits européens quil faut bien quelles aient un sens. Elles gardent de quoi attendrir ou exalter. Elles apaisent une certaine faim de lâme dont laliment est le souvenir. Mais comment sattendrir sur une ville où rien ne sollicite lesprit, où la laideur même est anonyme, où le passé est réduit à rien? Le vide, lennui, un ciel indifférent, quelles sont les séductions de ces lieux? Cest sans doute la solitude et, peut-être, la créature. Pour une certaine race dhommes, la créature, partout où elle est belle, est une amère patrie. Oran est lune de ses mille capitales.

Les Jeux

Le Central Sporting Club, rue du Fondouk, à Oran, donne une soirée pugilistique dont il affirme quelle sera appréciée par les vrais amateurs. En style clair, cela signifie que les boxeurs à laffiche sont loin dêtre des vedettes, que quelques-uns dentre eux montent sur le ring pour la première fois, et quen conséquence on peut compter, sinon sur la science, du moins sur le cœur des adversaires. Un Oranais mayant électrisé par la promesse formelle «quil y aurait du sang», je me trouve ce soir-là parmi les vrais amateurs.

Apparemment, ceux-ci ne réclament jamais de confort. On a, en effet, dressé un ring au fond dune sorte de garage crépi à la chaux, couvert de tôle ondulée et violemment éclairé. Des chaises pliantes ont été rangées en carré autour des cordes. Ce sont les «rings dhonneur». On a disposé des sièges dans la longueur, et, au fond de la salle, souvre un vaste espace libre nommé promenoir, en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui sy trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer de graves accidents[13]. Dans cette caisse rectangulaire respirent un millier dhommes et deux ou trois femmes de celles qui, selon mon voisin, tiennent toujours «à se faire remarquer». Tout le monde sue férocement. En attendant les combats d «espoirs», un gigantesque pick-up broie du Tino Rossi. Cest la romance avant le meurtre.

La patience dun véritable amateur est sans limites. La réunion annoncée pour vingt et une heures nest pas encore commencée à vingt et une heure trente, et personne na protesté. Le printemps est chaud, l'odeur dune humanité en manches de chemise[14] exaltante. On discute ferme parmi les éclatements périodiques des bouchons de limonade et linlassable lamentation du chanteur corse. Quelques nouveaux arrivants sont encastrés dans le public, quand un projecteur fait pleuvoir une lumière aveuglante sur le ring. Les combats despoirs commencent.

Les espoirs, ou débutants, qui combattent pour le plaisir, ont toujours à cœur de le prouver en se massacrant durgence, au mépris de toute technique. Ils nont jamais pu durer plus de trois rounds. Le héros de la soirée à cet égard est le jeune «Kid Avion» qui, pour lordinaire, vend des billets de loterie aux terrasses des cafés. Son adversaire, en effet, a capoté malencontreusement hors du ring, au début du deuxième round, sous le choc dun poing manié comme une hélice.

La foule sest un peu animée, mais cest encore une politesse. Elle respire avec gravité lodeur sacrée de lembrocation. Elle contemple ces successions de rites lents et de sacrifices désordonnés, rendus plus authentiques encore par les dessins propitiatoires, sur la blancheur du mur, des ombres combattantes. Ce sont les prologues cérémonieux dune religion sauvage et calculée. La transe ne viendra que plus tard.

Et, justement, le pick-up annonce Amar, «le coriace Oranais qui na pas désarmé», contre Pérez, «le puncheur algérois»[15]. Un profane interpréterait mal les hurlements qui accueillent la présentation des boxeurs sur le ring. Il imaginerait quelque combat sensationnel où les boxeurs auraient à vider une querelle personnelle, connue du public[16]. Au vrai, c'est bien une querelle quils vont vider. Mais il sagit de celle qui, depuis cent ans, divise mortellement Alger et Oran. Avec un peu de recul dans les siècles, ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc[17], comme le firent Pise et Florence en des temps plus heureux. Leur rivalité est dautant plus forte quelle ne tient sans doute à rien. Ayant toutes les raisons de saimer, elles se détestent en proportion. Les Oranais accusent les Algérois de «chiqué». Les Algérois laissent entendre que les Oranais n'ont pas lusage du monde[18]. Ce sont là des injures plus sanglantes quil napparaît, parce quelles sont métaphysiques. Et faute de pouvoir sassiéger, Oran et Alger se rejoignent, luttent et sinjurient sur le terrain du sport, des statistiques et des grands travaux.

Cest donc une page dhistoire qui se déroule sur le ring. Et le coriace Oranais, soutenu par un millier de voix hurlantes, défend contre Pérez une manière de vivre et lorgueil dune province. La vérité oblige à dire quAmar mène mal sa discussion. Son plaidoyer a un vice de forme: il manque dallonge. Celui du puncheur algérois, au contraire, a la longueur voulue. Il porte avec persuasion sur larcade sourcilière[19] de son contradicteur. LOranais pavoise magnifiquement, au milieu des vociférations dun public déchaîné. Malgré les encouragements répétés de la galerie et de mon voisin, malgré les intrépides «Crève-le», «Donne-lui de l'orge»[20], les insidieux «Coup bas», «Oh! larbitre, il a rien vu», les optimistes «Il est pompé», «Il en peut plus», lAlgérois est proclamé vainqueur aux points[21] sous dinterminables huées. Mon voisin, qui parle volontiers desprit sportif, applaudit ostensiblement, dans le temps où il me glisse dune voix éteinte par tant de cris: «Comme ça, il ne pourra pas dire là-bas que les Oranais sont des sauvages.»

Mais, dans la salle, des combats que le programme ne comportait pas ont déjà éclaté. Des chaises sont brandies, la police se fraye un chemin, lexaltation est à son comble. Pour calmer ces bons esprits et contribuer au retour du silence, la «direction», sans perdre un instant, charge le pick-up de vociférer Sambre-et-Meuse. Pendant quelques minutes, la salle a grande allure. Des grappes confuses de combattants et darbitres bénévoles oscillent sous des poignes dagents, la galerie exulte et réclame la suite par le moyen de cris sauvages, de cocoricos ou de miaulements farceurs noyés dans le fleuve irrésistible de la musique militaire.

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