La sympathique naïveté de ce peuple marchand sétale jusque dans la publicité. Je lis, sur le prospectus dun cinéma oranais, lannonce dun film de troisième qualité. Jy relève les adjectifs «fastueux», «splendide», «extraordinaire», «prestigieux», «bouleversant» et «formidable». Pour finir, la direction informe le public des sacrifices considérables quelle sest imposés, afin de pouvoir lui présenter cette étonnante «réalisation». Cependant, le prix des places ne sera pas augmenté.
On aurait tort de croire que sexerce seulement ici le goût de l'exagération propre au Midi[7]. Exactement, les auteurs de ce merveilleux prospectus donnent la preuve de leur sens psychologique. Il sagit de vaincre lindifférence et lapathie profonde quon ressent dans ce pays dès quil sagit de choisir entre deux spectacles, deux métiers et, souvent même, deux femmes. On ne se décide que forcé. Et la publicité le sait bien. Elle prendra des proportions américaines, ayant les mêmes raisons, ici et là-bas, de sexaspérer.
Les rues dOran nous renseignent enfin sur les deux plaisirs essentiels de la jeunesse locale: se faire cirer les souliers et promener ces mêmes souliers sur le boulevard. Pour avoir une idée juste de la première de ces voluptés, il faut confier ses chaussures, à dix heures, un dimanche matin, aux cireurs du boulevard Gallieni. Juché sur de hauts fauteuils, on pourra goûter alors cette satisfaction particulière que donne, même à un profane, le spectacle dhommes amoureux de leur métier comme le sont visiblement les cireurs oranais. Tout est travaillé dans le détail. Plusieurs brosses, trois variétés de chiffons, le cirage combiné à lessence: on peut croire que lopération est terminée devant le parfait éclat qui naît sous la brosse douce. Mais la même main acharnée repasse du cirage sur la surface brillante, la frotte, la ternit, conduit la crème jusquau cœur des peaux et fait alors jaillir, sous la même brosse, un double et vraiment définitif éclat sorti des profondeurs du cuir.
Les merveilles ainsi obtenues sont ensuite exhibées devant les connaisseurs. Il convient, pour apprécier ces plaisirs tirés du boulevard, dassister aux bals masqués[8] de la jeunesse qui ont lieu tous les soirs sur les grandes artères de la ville. Entre seize et vingt ans, en effet, les jeunes Oranais de la «Société» empruntent leurs modèles délégance au cinéma américain et se travestissent avant daller dîner. Chevelure ondulée et gominée, débordant dun feutre penché sur loreille gauche et cassé sur lœil droit, le cou serré dans un col assez considérable pour prendre le relais des cheveux, le nœud de cravate microscopique soutenu par une épingle rigoureuse, le veston à mi-cuisse et la taille tout près des hanches, le pantalon clair et court, les souliers éclatants sur leur triple semelle, cette jeunesse, tous les soirs, fait sonner sur les trottoirs son imperturbable aplomb et le bout ferré de ses chaussures. Elle sapplique en toutes choses à imiter lallure, la rondeur et la supériorité de M. Clark Gable. À ce titre, les esprits critiques de la ville surnomment communément ces jeunes gens, par la grâce dune insouciante prononciation, les «Clarque».
Dans tous les cas, les grands boulevards dOran sont envahis, à la fin des après-midi, par une armée de sympathiques adolescents qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons[9]. Comme les jeunes Oranaises se sentent promises de tout temps à ces gangsters au cœur tendre, elles affichent également le maquillage et lélégance des grandes actrices américaines. Les mêmes mauvais esprits les appellent en conséquence des «Marlène». Ainsi, lorsque sur les boulevards du soir un bruit doiseaux monte des palmiers vers le ciel, des dizaines de Clarque et de Marlène se rencontrent, se toisent et sévaluent, heureux de vivre et de paraître, livrés pour une heure au vertige des existences parfaites. On assiste alors, disent les jaloux, aux réunions de la commission américaine. Mais on sent à ces mots lamertume des plus de trente ans qui nont rien à faire dans ces jeux. Ils méconnaissent ces congrès quotidiens de la jeunesse et du romanesque. Ce sont, en vérité, les parlements doiseaux quon rencontre dans la littérature hindoue. Mais on nagite pas sur les boulevards dOran le problème de lêtre et lon ne sinquiète pas du chemin de la perfection. Il ne reste que des battements dailes, des roues empanachées, des grâces coquettes et victorieuses, tout léclat dun chant insouciant qui disparaît avec la nuit.
Jentends dici Klestakoff: «Il faudra soccuper de quelque chose délevé.» Hélas! il en est bien capable. Quon le pousse et il peuplera ce désert avant quelques années. Mais, pour le moment, une âme un peu secrète doit se délivrer dans cette ville facile, avec son défilé de jeunes filles fardées, et cependant incapables dapprêter lémotion, simulant si mal la coquetterie que la ruse est tout de suite éventée. Soccuper de quelque chose délevé! Voyez plutôt: Santa Cruz ciselée dans le roc, les montagnes, la mer plate, le vent violent et le soleil, les grandes grues du port, les trains, les hangars, les quais et les rampes gigantesques qui gravissent le rocher de la ville, et dans la ville elle-même ces jeux et cet ennui, ce tumulte et cette solitude. Peut-être, en effet, tout cela nest-il pas assez élevé. Mais le grand prix de ces îles surpeuplées, cest que le cœur sy dénude. Le silence nest plus possible que dans les villes bruyantes. DAmsterdam, Descartes écrit au vieux Balzac: «Je vais me promener tous les jours parmi la confusion dun grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées.»
Le Désert à Oran
Forcés de vivre devant un admirable paysage, les Oranais ont triomphé de cette redoutable épreuve en se couvrant de constructions bien laides. On sattend à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie par la brise des soirs. Et, mis à part le quartier espagnol, on trouve une cité qui présente le dos à la mer, qui sest construite en tournant sur elle-même, à la façon dun escargot. Oran est un grand mur circulaire et jaune, recouvert dun ciel dur. Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe dAriane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais: cest lennui.
Depuis longtemps, les Oranais nerrent plus. Ils ont accepté dêtre mangés.
On ne peut pas savoir ce quest la pierre sans venir à Oran. Dans cette ville poussiéreuse entre toutes, le caillou est roi. On laime tant que les commerçants lexposent dans leurs vitrines pour maintenir des papiers, ou encore pour la seule montre[10]. On en fait des tas le long des rues, sans doute pour le plaisir des yeux, puisque, un an après, le tas est toujours là. Ce qui, ailleurs, tire sa poésie du végétal, prend ici un visage de pierre. On a soigneusement recouvert de poussière la centaine darbres quon peut rencontrer dans la ville commerçante. Ce sont des végétaux pétrifiés qui laissent tomber de leurs branches une odeur âcre et poussiéreuse. À Alger, les cimetières arabes ont la douceur que lon sait. À Oran, au-dessus du ravin Ras-el-Aïn, face à la mer cette fois, ce sont, plaqués contre le ciel bleu[11], des champs de cailloux crayeux et friables où le soleil allume daveuglants incendies. Au milieu de ces ossements de la terre, un géranium pourpre, de loin en loin, donne sa vie et son sang frais au paysage. La ville entière sest figée dans une gangue pierreuse. Vue des Planteurs, lépaisseur des falaises qui lenserrent est telle que le paysage devient irréel à force dêtre minéral. Lhomme en est proscrit. Tant de beauté pesante semble venir dun autre monde.