Rien négale la finesse idéale, la perspicacité inimaginable que léducation des bois donne aux sens; rien négale létonnante prescience avec laquelle hommes, femmes, enfants devinent ce quils ont à peine vu ou entendu: lEuropéen, bercé dans les langes étroits de la civilisation, ne peut que sincliner devant cette supériorité physique, et savouer inférieur, insuffisant, chétif.
Manonie avait le pressentiment des entreprises tentées par Wontum: elle savait quil ourdissait dans lombre quelque trame infernale, quil marchait contre le Fort; la jeune fille en était certaine; il ne lui manquait quun indice furtif, le vol dun oiseau, un cri dans la forêt pour dire «Les voilà!»
Toujours inquiète pour le Fort et sa faible garnison, la jeune fille passait ses nuits silencieuse sur les fortifications, épiant tous les murmures de lair, les sons furtifs de la vallée, les échos lointains de la montagne.
Pendant les journées elle disparaissait; tout son temps était employé à parcourir les environs du Fort, invisible et rapide comme un oiseau; voyant tout, entendant tout; devinant ce quelle navait pû voir ou entendre.
Ces longues et dangereuses pérégrinations plongeaient Marshall dans une mortelle inquiétude; lorsque, le soir, il la voyait arriver, lasse, épuisée par ses longues courses, il lui adressait de tendres reproches auxquels elle ne répondait que par un fier sourire et un mutin mouvement de tête: le lendemain elle recommençait.
Par une après-midi brumeuse, Manonie revint plus tôt que dhabitude, annonçant lapproche des Indiens. Aussitôt la petite garnison fit ses préparatifs de défense, et sorganisa pour opposer une résistance désespérée.
Le commencement de la nuit se passa dans une attente muette et morne, pendant laquelle on aurait pû entendre bondir dans leurs poitrines les cœurs des braves défenseurs du Fort. A une heure du matin les Sauvages donnèrent lassaut avec leur concert accoutumé de hurlements horribles: mais la réception fut si chaude et si inattendue quils furent obligés de battre en retraite, après avoir essuyé des pertes considérables.
Alors commença un siége en règle, dans lequel Wontum déploya toute lhabileté, tout lacharnement qui étaient en son pouvoir.
Trois jours se passèrent ainsi en combats effrayants. Le lieutenant Marshall avait été blessé; ses hommes, harassés par la lutte, et privés du concours de leur commandant, commençaient à se ralentir dans leur résistance.
Au milieu de la troisième nuit, les Indiens firent une charge désespérée: les assiégés se défendirent avec moins de vigueur. Encouragé par cette marque évidente de faiblesse, Wontum poussa si bien ses guerriers quils pénétrèrent dans la première enceinte.
A ce moment, Manonie veillait auprès du lit de son cher blessé; en sapercevant de la position critique où se trouvait la garnison, elle sauta sur une hache, courut aux retranchements avec la furie du désespoir, appelant les soldats à elle, et se jeta au plus fort de la mêlée.
Cet acte de bravoure sauva le Fort: toute la garnison reprit courage sous linfluence de ce noble exemple; il y eut une mêlée atroce, à la fin de laquelle les Sauvages furent repoussés.
Wontum fit des efforts inouïs pour semparer de la jeune fille; puis, lorsquil se fut convaincu que cétait chose impossible, il ne songea quà égorger Marshall: cet acte de férocité aurait été pour lui une demi-vengeance.
Son couteau, rouge de sang, était levé sur la tête du blessé lorsquarriva Manonie: prompte comme la foudre, la courageuse enfant se jeta sur le meurtrier, son tomahawk étincela et sabattit en sifflant. Elle avait visé la tête; mais son élan fut si désespéré que larme passa à côté du but et senfonça profondément dans lépaule.
Wontum, hors de combat, prit la fuite; ses hommes limitèrent; dès cet instant le siége fut levé, la garnison resta victorieuse. Les Indiens faillirent être pris entre deux feux, car les troupes revenant de leur expédition arrivèrent le lendemain dans la matinée.
Cœur-de-Panthère devint donc lhéroïne du Fort Laramie: sa renommée bien méritée sétendit au loin dans la prairie et se répandit sur toute la frontière. Aussi le premier mot de chaque voyageur était de sinformer delle, en arrivant au Fort, afin de lui adresser les éloges et les hommages quelle avait si bien mérités.
Son mariage avec Henry Marshall fut célébré sans retard. Deux années sécoulèrent, douces et rapides comme un beau songe pour les heureux époux. Manonie devint mère; un petit Harry Marshall commença bientôt à trottiner dans le Fort.
Pendant longtemps la jeune femme, aidée de son mari, fit dactives recherches pour tâcher de découvrir sa famille; mais ses démarches furent infructueuses. Plus dun père, plus dune mère auxquels avaient été ravis leurs pauvres petits enfants, se présentèrent pour reconnaître, sil était possible, dans la charmante et vertueuse héroïne, celle quils pleuraient depuis tant dannées: rien ne facilita une reconnaissance; aucun fait, aucun souvenir, aucun indice ne vint fournir une lumière utile: le mystère resta toujours aussi profond.
Pourtant, dans le recueillement de ses souvenirs, la jeune femme entrevoyait, comme des lueurs fugitives, les premières scènes de son enfance: il lui semblait apercevoir son petit berceau, sa mère penchée sur elle; entendre la voix mâle de son père sadoucissant pour lui parler au travers dun sourire. A lamour quelle éprouvait pour son enfant, elle jugeait de celui qui avait dû veiller autour de ses premières années: elle se disait quils avaient bien souffert comme elle souffrirait, elle, en pareil cas, ceux qui lavaient perdue: elle se disait quelle la reconnaîtrait sûrement cette pauvre mère, aimée quoique inconnue, si la Providence la lui faisait rencontrer: elle désirait ce grand bonheur de la famille qui lui manquait pour former le complément béni de son existence: elle priait, du fond de son cœur, pour ces chers inconnus, qui, sans doute, priaient aussi pour elle, sur la terre ou dans le ciel.
Trois ans après leur mariage, le lieutenant Marshall et sa femme étaient sur le point de quitter le Fort Laramie pour se rendre à Leavenworth: le petit Harry, leur unique enfant, idole de ses parents et de toute la garnison, avait deux ans. Des événements inattendus vinrent jeter dans leur paisible existence une perturbation profonde.
CHAPITRE II. OLD JOHN
Si le lecteur le trouve agréable, nous lui rappellerons cette cabane installée au confluent des rivières Platte et Medicine-Bow, sur le flanc dune colline: nous le conduirons auprès de cette habitation rustique, si bien cachée, comme un nid daigle au sein de la forêt, quelle avait échappé aux yeux perçants des rôdeurs Indiens.
Nous sommes au 20 septembre 1857; les premiers rayons de laube matinale commencent à peine à répandre sur la terre quelques lueurs indécises.
Un jeune homme, monté sur un pur-sang de toute beauté, sapproche lentement de la colline. Ses regards observateurs ont découvert une guirlande de fumée qui monte au-dessus des arbres; attiré par ce signe indicateur de la civilisation, il marche dans sa direction. Bientôt le chemin devenant impraticable pour sa monture, il est obligé de mettre pied à terre et de cheminer tant bien que mal, trébuchant, maugréant, soufflant, pendant que son cheval souffle et trébuche aussi, mais sans maugréer.
Décidément, dit à haute voix notre voyageur; décidément, il a le goût du romantique, cet ermite enragé! Sans quoi, jamais il naurait choisi pour habitation un pareil site. Cest égal, son nom ne répond pas à la qualité de son logis. Old John!.... est-ce un nom assez vulgaire!.... Quoiquil en soit, cest un homme étrange, et sur lequel les Settlers de la plaine nont pu me fournir aucun renseignement.