Manonie ou Cœur-de-Panthère, comme lappelaient les Sauvages, était une «Face-Pâle.» Personne ne connaissait sa famille, si ce nétait un chef Pawnie, Nemona, autrement nommé Les Eaux Grondantes. Le père de Nemona lavait enlevée à sa famille, dans lÉtat central dIowa; elle nétait alors âgée que de trois ans. Le sort de ses parents resta un sombre mystère; la jeune fille elle-même avait ignoré que le sang de la race blanche coulait dans ses veines, jusquau moment où les officiers du Fort Laramie le lui avaient appris, avec force compliments. Un de ces Messieurs avait même eu la patience persévérante de se faire raconter par les Indiens quelques bribes de son histoire, et sétait ensuite empressé de lui faire connaître tout ce quil avait pû recueillir. Elle avait, du reste, été honorablement et affectueusement traitée par ses amis blancs; le commandant du Fort lavait presque adoptée et la considérait comme sa fille: aussi avait elle pour toute la population Face-Pâle une affection profonde qui avait exclu de son esprit tout souvenir Indien.
Un notable guerrier des Pawnies, nommé Wontum, cest à dire le Chat-Sauvage, avait demandé en mariage Cœur-de-Panthère; mais la jeune fille avait repoussé avec empressement ses prétentions amoureuses. Un noble et orgueilleux sentiment de sa supériorité native sétait élevé en elle et lavait portée à accueillir cet aspirant sauvage avec un dédain tel que linfortuné Wontum dût se retirer honteux et confus.
Nemona (le chef Pawnie dont nous ayons déjà parlé) avait, contrairement à la coutume Indienne, une seule et unique femme quil affectionnait et traitait avec tous les égards possibles. Il entreprit, avec elle, dintercéder pour Wontum auprès de la jolie transfuge; mais celle-ci navait plus dans le cœur un seul atome de lesprit Indien; toutes les instances furent repoussées avec perte. Il en résulta une certaine froideur entre eux; puis survinrent des propos piquants, enfin une rupture complète à la suite de laquelle Cœur-de-Panthère fut invitée par Nemona à chercher asile hors de chez lui. Ce fut à dater de cette époque que la jeune fille abandonna les villages Indiens.
Alors Wontum perdit toute espérance, pour le moment; mais il garda au fond de son cœur un sentiment indéfinissable qui tenait de lamour et de la haine, et qui nétait ni lun ni lautre. Les dédains de la jeune fille parurent inexplicables dans les tribus Indiennes; et ce fût, même, à cette occasion quelle reçût le nom de Cœur-de-Panthère: à loreille des sauvages il dépeignait parfaitement lintraitable humeur dont Manonie avait fait preuve envers un de leurs plus braves et plus séduisants guerriers.
Elle avait alors seize ans: ses instincts lattiraient vers la race blanche, elle finit par se fixer complétement parmi les Européens.
Là, au bout de peu de temps; elle fut rencontrée par un jeune lieutenant qui avait un peu entendu raconter son histoire par les Settlers des frontières ou les Indiens éclaireurs dans larmée. Dabord il lui accorda de la curiosité, puis de lintérêt; enfin, un beau jour, il saperçut quil en était devenu profondément amoureux. En effet, les grâces natives, la réserve modeste, la candeur ingénue de Manonie étaient de nature à faire impression sur lhomme le moins sensible. Bientôt on pût se convaincre dune chose surprenante, savoir quHenri Marshall, lieutenant de première classe dans les armées unies, fils de fière et riche famille, était le prétendant avoué et agréé dune petite fille sauvage jusqualors dédaigneuse des meilleurs partis. Car, il faut le dire, laffection sincère et noble du jeune officier avait touché le cœur de Manonie; elle navait pu le lui dissimuler.
Les fiançailles eurent lieu avec un immense retentissement parmi les tribus indiennes. Cette nouvelle excita plus dune secrète et amère jalousie. Nemona y fit peu dattention, car aucun lien de famille ne lattachait à Manonie; mais Wontum en fût outré, et se promit dexercer la plus terrible vengeance.
Comme il avait une influence considérable dans sa peuplade, il ne lui fut pas difficile de trouver des adhérents tout prêts à laider dans ses projets. Ainsi secondé il entreprit de la faire prisonnière dans le village Indien; mais elle eût ladresse de séchapper et parvint à gagner heureusement le Fort.
Furieux de cette désertion, Wontum résolut de reprendre la fugitive; à cet effet, il combina un plan qui semblait immanquable.
Il se posta, avec ses guerriers, sur le passage dune caravane, lattaqua dans la vallée South Pass (Défilé du sud), et fit prisonniers les voyageurs qui la composaient. Au lieu de les massacrer inhumainement, suivant lusage Indien, il se contenta de les faire garrotter avec soin; de plus, il eut la précaution de laisser échapper un des captifs: en agissant ainsi, il poursuivait le cours de ses combinaisons diaboliques.
Son but était, dabord, de faire connaître par lentremise du fugitif lévénement fâcheux survenu à la caravane. En effet, le malheureux émigrant, tout effarouché, ne manqua pas de courir au Fort Laramie, dy raconter le désastre et de demander à la garnison une sortie dans le but de délivrer les prisonniers.
A cette nouvelle, tout ce que le rusé sauvage avait prévu ne devait pas manquer darriver; les soldats sempressèrent de se proposer pour lexpédition, on neût quà refuser les volontaires qui se présentaient en foule: il fut question dune prise darmes sérieuse.
Cétait là précisément ce que voulait Wontum; trouver le Fort dégarni de la majeure partie de ses défenseurs, le surprendre, y pénétrer, enlever Manonie, lentraîner au fond des bois après avoir massacré tous les Européens sil était possible.
Bien entendu, le lieutenant Marshall, ce rival détesté, avait la première place dans les féroces préférences de Wontum.
En attendant le résultat de sa stratégie, le chef Indien conduisit ses prisonniers et son butin au sommet de Table-Hill qui est voisin de South Pass.
Ce pic, un des plus formidables de cette chaîne, sélève à sept mille quatre cent quatre-vingt huit pieds dans les profondeurs du ciel, au milieu dun chaos titanique de roches anguleuses, aiguës, hérissées, menaçantes: sur ses flancs de granit sombre règnent lhorreur et la solitude; ses sommités sont daffreux déserts perdus dans le désert du vide.
Wontum ne pouvait choisir une retraite plus sauvage et plus inaccessible: aussi en avait-il fait son quartier général. Cependant il ny concentra pas, pour le moment, toutes ses forces qui sélevaient à environ deux cents hommes: il laissa à Table-Hill une trentaine de guerriers, et avec le reste de sa troupe sen alla rôder autour du Fort Laramie, épiant une occasion favorable pour y porter le carnage, lincendie et le rapt.
La distance entre South-Pass et Laramie est denviron deux cents milles: la bande sauvage navait pas fait la moitié du chemin quelle aperçut les troupes venant du Fort. Les Indiens se cachèrent aussitôt, et, lorsque tout danger dêtre aperçus fut passé, ils se portèrent rapidement en avant: tout paraissait tourner au gré de leurs désirs; le plan de Wontum allait triompher.
Il nétait resté au Fort Laramie quune quarantaine dhommes, sous le commandement du lieutenant Henry Marshall. Son mariage avec la jeune fée des forêts navait pas encore été célébré: cependant Manonie habitait le Fort depuis plusieurs mois, logeant avec la femme dun officier.
Lagression commise contre les émigrants mit en éveil tous les instincts sauvages de la jeune fille; elle resta convaincue que Wontum était sur le sentier de guerre; dès ce moment, ses jours et ses nuits se passèrent dans une défiance incessante.