Est-ce que tu nous suis? demanda le notaire en répétant sa menace.
La bête prudentissime senfuit de nouveau; mais elle reparut à lentrée de la clairière où lon devait se battre. Mr LAmbert, superstitieux comme un joueur qui va entamer une grosse partie, voulut chasser ce fétiche malfaisant. Il lui lança un caillou sans latteindre. Le chat grimpa sur un arbre et sy tint coi.
Déjà les témoins avaient choisi le terrain et tiré les places au sort. La meilleure échu à Mr LAmbert. Le sort voulut aussi quon se servît de ses armes et non des yatagans japonais, qui lauraient peut-être embarrassé.
Ayvaz ne sembarrassait de rien. Tout sabre lui était bon. Il regardait le nez de son ennemi comme un pêcheur regarde une belle truite suspendue au bout de sa ligne. Il se dépouilla prestement de tous les habits qui nétaient pas indispensables, jeta sur lherbe sa calotte rouge et sa redingote verte et retroussa les manches de sa chemise jusquau coude. Il faut croire que les Turcs les plus endormis se réveillent au cliquetis des armes. Ce gros garçon, dont la physionomie navait rien que de paterne, apparut comme transfiguré. Sa figure séclaira, ses yeux lancèrent la flamme. Il prit un sabre des mains du marquis, recula de deux pas et entonna en langue turque une improvisation poétique que son ami Osman-Bey a bien voulu nous conserver et nous traduire:
Je me suis armé pour le combat; malheur au giaour qui moffense! Le sang se paye avec du sang. Tu mas frappé de la main; moi, Ayvaz, fils de Ruchdi, je te frapperai du sabre. Ton visage mutilé fera rire les belles femmes: Schlosser et Mercier, Thibert et Savile se détourneront avec mépris. Le parfum des roses dIzmir sera perdu pour toi. Que Mahomet me donne la force, je ne demande le courage à personne. Hourra! Je me suis armé pour le combat.
Il dit, et se précipita sur son adversaire. Lattaqua-t-il en tierce ou en quarte, je nen sais rien, ni lui non plus, ni les témoins, ni Mr LAmbert. Mais un flot de sang jaillit au bout du sabre, une paire de lunettes glissa sur le sol, et le notaire sentit sa tête allégée par devant de tout le poids de son nez. Il en restait bien quelque chose, mais si peu, quen vérité je nen parle que pour mémoire.
Mr LAmbert se jeta à la renverse et se releva presque aussitôt pour courir tête baissée, comme un aveugle ou comme un fou. Au même instant, un corps opaque tomba du haut dun chêne. Une minute plus tard, on vit apparaître un petit homme fluet, le chapeau à la main, suivi dun grand domestique en livrée. Cétait Mr Triquet, officier de santé de la commune de Parthenay.
Soyez le bienvenu, digne monsieur Triquet! Un brillant notaire de Paris a grand besoin de vos services. Remettez votre vieux chapeau sur votre crâne dépouillé, essuyez les gouttes de sueur qui brillent sur vos pommettes rouges comme la rosée sur deux pivoines en fleur, et relevez au plus tôt les manches luisantes de votre respectable habit noir!
Mais le bonhomme était trop ému pour se mettre dabord à louvrage. Il parlait, parlait, parlait, dune petite voix haletante et chevrotante.
Bonté divine! disait-il. Honneur à vous, messieurs; votre serviteur très humble. Est-il Jésus permis de se mettre dans des états pareils? Cest une mutilation; je vois ce que cest! Décidément, il est trop tard pour apporter ici des paroles conciliantes; le mal est accompli. Ah! messieurs, messieurs, la jeunesse sera toujours jeune. Moi aussi, jai failli me laisser emporter à détruire ou à mutiler mon semblable. Cétait en 1820. Quai-je fait, messieurs? Jai fait des excuses. Oui, des excuses, et je men honore; dautant plus que le bon droit était de mon côté. Vous navez donc jamais lu les belles pages de Rousseau contre le duel? Cest irréfutable en vérité; un morceau de chrestomathie littéraire et morale. Et notez bien que Rousseau na pas encore tout dit. Sil avait étudié le corps humain, ce chef-dœuvre de la création, cette admirable image de Dieu sur la terre, il vous aurait montré quon est bien coupable de détruire un ensemble si parfait. Je ne dis pas cela pour la personne qui a porté le coup. À Dieu ne plaise! Elle avait sans doute ses raisons, que je respecte. Mais si lon savait quel mal nous nous donnons, pauvres médecins que nous sommes, pour guérir la moindre blessure! Il est vrai que nous en vivons, ainsi que des maladies; mais nimporte! jaimerais mieux me priver de bien des choses et vivre dun morceau de lard sur du pain bis que dassister aux souffrances de mon semblable.
Le marquis interrompit cette doléance.
Ah çà! docteur, sécria-t-il, nous ne sommes pas ici pour philosopher. Voilà un homme qui saigne comme un bœuf. Il sagit darrêter lhémorragie.
Oui, monsieur, reprit-il vivement, lhémorragie! Cest le mot propre. Heureusement, jai tout prévu. Voici un flacon deau hémostatique. Cest la préparation de Brocchieri; je la préfère à la recette de Léchelle.
Il se dirigea, le flacon à la main, vers Mr LAmbert, qui sétait assis au pied dun arbre et saignait mélancoliquement.
Monsieur, lui dit-il avec une grande révérence, croyez que je regrette sincèrement de navoir pas eu lhonneur de vous connaître à loccasion dun événement moins regrettable.
Maître LAmbert releva la tête et lui dit dune voix dolente:
Docteur, est-ce que je perdrai le nez?
Non, monsieur, vous ne le perdrez pas. Hélas! vous navez plus à le perdre, très honoré monsieur: vous lavez perdu.
Tout en parlant, il versait leau de Brocchieri sur une compresse.
Ciel! cria-t-il, monsieur, il me vient une idée. Je puis vous rendre lorgane si utile et si agréable que vous avez perdu.
Parlez, que diable! Ma fortune est à vous! Ah! docteur! Plutôt que de vivre défiguré, jaimerais mieux mourir.
On dit cela mais, voyons! Où est le morceau quon vous a coupé? Je ne suis pas un champion de la force de Mr Velpeau ou de Mr Huguier; mais jessayerai de raccommoder les choses par première intention.
Maître LAmbert se leva précipitamment et courut au champ de bataille. Le marquis et Mr Steimbourg le suivirent; les Turcs, qui se promenaient ensemble assez tristement (car le feu dAyvaz-Bey sétait éteint en une seconde), se rapprochèrent de leurs anciens ennemis. On retrouva sans peine la place où les combattants avaient foulé lherbe nouvelle; on retrouva les lunettes dor; mais le nez du notaire ny était plus. En revanche, on vit un chat, lhorrible chat blanc et jaune, qui léchait avec sensualité ses lèvres sanglantes.
Jour de Dieu! sécria le marquis en désignant la bête.
Tout le monde comprit le geste et lexclamation.
Serait-il encore temps? demanda le notaire.
Peut-être, dit le médecin.
Et de courir. Mais le chat nétait pas dhumeur à se laisser prendre. Il courut aussi.
Jamais le petit bois de Parthenay navait vu, jamais sans doute il ne reverra chasse pareille. Un marquis, un agent de change, trois diplomates, un médecin de village, un valet de pied en grande livrée et un notaire saignant dans son mouchoir se lancèrent éperdument à la poursuite dun maigre chat. Courant, criant, lançant des pierres, des branches mortes et tout ce qui leur tombait sous la main, ils traversaient les chemins et les clairières et senfonçaient tête baissée dans les fourrés les plus épais. Tantôt groupés ensemble et tantôt dispersés, quelquefois échelonnés sur une ligne droite, quelquefois rangés en rond autour de lennemi; battant les buissons, secouant les arbustes, grimpant aux arbres, déchirant leurs brodequins à toutes les souches et leurs habits à tous les buissons, ils allaient comme une tempête; mais le chat infernal était plus rapide que le vent. Deux fois on sut lenfermer dans un cercle; deux fois il força lenceinte et prit du champ. Un instant il parut dompté par la fatigue ou la douleur. Il était tombé sur le flanc, en voulant sauter dun arbre à lautre et suivre le chemin des écureuils. Le valet de Mr LAmbert courut sur lui à fond de train, latteignit en quelques bonds et le saisit par la queue. Mais le tigre en miniature conquit sa liberté dun coup de griffe et sélança hors du bois.