Je ne veux pas faire mon éloge, disait modestement Mr Bernier, mais Leverrier trouvant une planète par la force du calcul na pas fait un plus grand miracle que moi. Deviner, à laspect de votre nez, quun Auvergnat absent et perdu dans Paris se livre à la débauche, cest remonter de leffet à la cause par des chemins que laudace humaine navait pas encore tentés. Quant au traitement de votre mal, il est indiqué par la circonstance. La diète appliquée à Romagné est le seul remède qui vous puisse guérir. Le hasard nous sert à merveille, puisque cet animal a mangé son dernier sou. Vous avez bien fait de lui refuser le secours quil demandait: tous les efforts de lart seront vains tant que cet homme aura de quoi boire.
Mais, docteur, interrompit Mr LAmbert, si mon mal ne venait point de là? Si vous étiez le jouet dune coïncidence fortuite? Ne mavez-vous pas dit vous-même que la théorie?
Jai dit et je maintiens que, dans létat actuel de nos connaissances, votre cas nadmet aucune explication logique. Cest un fait dont la loi reste à trouver. Le rapport que nous observons aujourdhui entre la santé de votre nez et la conduite de cet Auvergnat nous ouvre une perspective peut-être trompeuse, mais à coup sûr immense. Attendons quelques jours: si votre nez guérit à mesure que Romagné se range, ma théorie recevra le renfort dune nouvelle probabilité. Je ne réponds de rien; mais je pressens une loi physiologique, inconnue jusquà nous, et que je serais heureux de formuler. Le monde de la science est plein de phénomènes visibles produits par des causes inconnues. Pourquoi madame de L, que vous connaissez comme moi, porte-t-elle une cerise admirablement peinte sur lépaule gauche? Est-ce, comme on le dit, parce que sa mère, étant grosse, a convoité violemment un panier de cerises à létalage de Chevet? Quel artiste invisible a dessiné ce fruit sur le corps dun fœtus de six semaines, gros comme une crevette de moyenne taille? Comment expliquer cette action spéciale du moral sur le physique? Et pourquoi la cerise de madame de L devient-elle sensible et douloureuse au mois davril de chaque année, lorsque les cerisiers sont en fleur? Voilà des faits certains, évidents, palpables, et tout aussi inexpliqués que lenflure et la rougeur de votre nez. Mais patience!
Deux jours après, le nez de Mr LAmbert désenfla dune façon visible, mais la couleur rouge tenait bon. Vers la fin de la semaine, son volume était réduit dun bon tiers. Au bout de quinze jours, il pela horriblement, fit peau neuve et reprit sa forme et sa couleur primitives.
Le docteur triomphait.
Mon seul regret, disait-il, cest que nous nayons point gardé le Romagné dans une cage pour observer sur lui comme sur vous les effets du traitement. Je suis sûr que, durant sept ou huit jours, il a été couvert décailles comme une couleuvre.
Quil aille au diable! ajouta chrétiennement Mr LAmbert.
Dès ce jour, il reprit ses habitudes: sortit en voiture, à cheval, à pied; dansa dans les bals du faubourg et embellit de sa présence le foyer de lOpéra. Toutes les femmes lui firent bon accueil dans le monde et hors du monde. Une de celles qui le félicitèrent le plus tendrement de sa guérison fut la sœur aînée de lami Steimbourg.
Cette aimable personne avait coutume de regarder les hommes dans le blanc des yeux. Elle remarqua très judicieusement que Mr LAmbert était sorti plus beau de cette dernière crise. Oui, vraiment, il semblait que deux ou trois mois de souffrances eussent donné à son visage je ne sais quoi dachevé. Le nez surtout, ce nez droit, qui venait de rentrer dans ses limites après une dilatation cuisante, paraissait plus fin, plus blanc et plus aristocratique que jamais.
Telle était aussi lopinion du joli notaire, et il se contemplait dans toutes les glaces avec une admiration toujours nouvelle. Cétait plaisir de le voir, face à face avec lui-même, et souriant à son propre nez.
Mais, au retour du printemps, dans le seconde quinzaine de mars, tandis que la sève généreuse enflait les bourgeons des lilas, Mr LAmbert eut lieu de croire que son nez seul était privé des bienfaits de la saison et des bontés de la nature. Au milieu du rajeunissement de toutes choses, il pâlissait comme une feuille dautomne. Les ailes amincies et comme desséchées par le souffle dun sirocco invisible, saplatissaient contre la cloison.
Mort de ma vie! disait le notaire en faisant la grimace au miroir, la distinction est une belle chose, comme la vertu; mais pas trop nen faut. Mon nez devient dune élégance inquiétante, et bientôt il ne sera plus quune ombre si je ne lui rends la force et la couleur!
Il y mit un peu de rouge. Mais le fard ne servait quà faire ressortir la finesse incroyable de cette ligne droite et sans épaisseur qui lui séparait la figure en deux. Telle on voit une lame de fer battu se dresser mince et coupante au milieu dun cadran solaire; tel était le nez fantastique du notaire désespéré.
En vain le riche indigène de la rue de Verneuil se mit au régime le plus substantiel. Considérant que la bonne nourriture, digérée par un estomac solide, profite à peu près également à toutes les parties du corps, il simposa la douce loi de prendre force consommés, force coulis, et quantité de viandes saignantes arrosées des vins les plus généreux. Dire que ces aliments choisis ne lui profitèrent en rien serait nier lévidence et blasphémer la bonne chère. Mr LAmbert se fit, en peu de temps, de belles joues rouges, un beau cou de taureau apoplectique et un joli petit ventre rondelet. Mais le nez était comme un associé négligent ou désintéressé, qui ne vient pas toucher ses dividendes.
Lorsquun malade ne peut manger ni boire, on le soutient quelquefois par des bains nourrissants qui pénètrent à travers la peau jusquaux sources de la vie. Mr LAmbert traita son nez comme un malade quil faut nourrir à part et coûte que coûte. Il commanda pour lui seul une petite baignoire de vermeil. Six fois par jour il le plongea et le maintint patiemment dans des bains de lait, de vin de Bourgogne, de bouillon gras et même de sauce aux tomates. Peine perdue! le malade sortait du bain aussi pâle, aussi maigre, aussi déplorable quil y était entré.
Toute espérance semblait perdue, lorsquun jour Mr Bernier se frappa le front et sécria:
Nous avons fait une énorme faute! une véritable bévue décoliers! Et cest moi! lorsque ce fait apportait à ma théorie une si éclatante confirmation! Nen doutez pas, monsieur: lAuvergnat est malade, et cest lui quil nous faut traiter pour que vous soyez guéri.
Le pauvre LAmbert sarracha les cheveux. Cest pour le coup quil regretta davoir mis Romagné à la porte et de lui avoir refusé le secours quil demandait, et davoir oublié de prendre son adresse! Il se représentait le pauvre diable languissant sur un grabat, sans pain, sans rosbif et sans vin de Château-Margaux. À cette idée, son cœur se brisait. Il sassociait aux douleurs du pauvre mercenaire. Pour la première fois de sa vie, il fut ému du malheur dautrui:
Docteur, cher docteur, sécria-t-il en serrant la main de Mr Bernier, je donnerais tout mon bien pour sauver ce brave jeune homme!
Cinq jours après, le mal avait encore empiré. Le nez nétait plus quune pellicule flexible, pliant sous le poids des lunettes, lorsque Mr Bernier vint dire quil avait trouvé lAuvergnat.