Sans doute, et je le dis encore.
Eh bien, si jachetais le nez de quelque pauvre diable, vous pourriez tout aussi bien le greffer au milieu de mon visage?
Je le pourrais
Bravo!
Mais je ne le ferai point, et aucun de mes confrères ne le fera non plus que moi.
Et pourquoi donc, sil vous plaît?
Parce que mutiler un homme sain est un crime, le patient fût-il assez stupide ou assez affamé pour y consentir.
En vérité, docteur, vous confondez toutes mes notions du juste et de linjuste. Je me suis fait remplacer moyennant une centaine de louis par une espèce dAlsacien, sous poil alezan brûlé. Mon homme (il était bien à moi) a eu la tête emportée par un boulet le 30 avril 1849. Comme le boulet en question métait incontestablement destiné par le sort, je puis dire que lAlsacien ma vendu sa tête et toute sa personne pour cent louis, peut-être cent quarante. LÉtat a non seulement toléré, mais approuvé cette combinaison; vous ny trouvez rien à redire; peut-être avez-vous acheté vous-même, au même prix, un homme entier, qui se sera fait tuer pour vous. Et quand joffre de donner le double au premier coquin venu, pour un simple bout de nez, vous criez au scandale!
Le docteur sarrêta un instant à chercher une réponse logique. Mais, nayant point trouvé ce quil voulait, il dit à maître LAmbert:
Si ma conscience ne me permet pas de défigurer un homme à votre profit, il me semble que je pourrais, sans crime, prélever sur le bras dun malheureux les quelques centimètres carrés de peau qui vous manquent.
Eh! cher docteur, prenez-les où bon vous semblera, pourvu que vous répariez cet accident stupide! Trouvons bien vite un homme de bonne volonté, et vive la méthode italienne!
Je vous préviens encore une fois que vous serez tout un mois à la gêne.
Eh! que mimporte la gêne! Je serai, dans un mois, au foyer de lOpéra!
Soit. Avez-vous un homme en vue? Ce concierge dont vous parliez tout à lheure?
Très bien! On lachèterait avec sa femme et ses enfants pour cent écus. Lorsque Barbereau, mon ancien, sest retiré je ne sais où pour vivre de ses rentes, un client ma recommandé celui-là, qui mourait littéralement de faim.
Mr LAmbert sonna un valet de chambre et ordonna quon fît monter Singuet, le nouveau concierge.
Lhomme accourut; il poussa un cri deffroi en voyant la figure de son maître.
Cétait un vrai type du pauvre diable parisien, le plus pauvre de tous les diables: un petit homme de trente-cinq ans, à qui vous en auriez donné soixante, tant il était sec, jaune et rabougri.
Mr Bernier lexamina sur toutes les coutures et le renvoya bientôt à sa loge.
La peau de cet homme-là nest bonne à rien, dit le docteur. Rappelez-vous que les jardiniers prennent leurs greffes sur les arbres les plus sains et les plus vigoureux. Choisissez-moi un gaillard solide parmi les gens de votre maison; il y en a.
Oui; mais vous en parlez bien à votre aise. Les gens de ma maison sont tous des messieurs. Ils ont des capitaux, des valeurs en portefeuille; ils spéculent sur la hausse et la baisse, comme tous les domestiques de bonne maison. Je nen connais pas un qui voulût acheter, au prix de son sang, un métal qui se gagne si couramment à la Bourse.
Mais peut-être en trouveriez-vous un qui, par dévouement
Du dévouement chez ces gens-là? Vous vous moquez, docteur! Nos pères avaient des serviteurs dévoués: nous navons plus que de méchants valets; et, dans le fond, nous y gagnons peut-être. Nos pères, étant aimés de leurs gens, se croyaient obligés de les payer dun tendre retour. Ils supportaient leurs défauts, les soignaient dans leurs maladies, les nourrissaient dans leur vieillesse; cétait le diable. Moi, je paye mes gens pour faire leur service, et, quand le service ne se fait pas bien, je nai pas besoin dexaminer si cest mauvais vouloir, vieillesse ou maladie; je les chasse.
Alors, nous ne trouverons pas chez vous lhomme quil nous faut. Avez-vous quelquun en vue?
Moi? Personne. Mais tout est bon; le premier venu, le commissionnaire du coin, le porteur deau que jentends crier dans la rue!
Il tira ses lunettes de sa poche, écarta légèrement le rideau, lorgna dans la rue de Beaune, et dit au docteur:
Voici un garçon qui na pas mauvaise mine. Ayez donc la bonté de lui faire un signe, car je nose pas montrer ma figure aux passants.
Mr Bernier ouvrit la fenêtre au moment où la victime désignée criait à pleins poumons:
Eau! eau! eau!
Mon garçon, lui dit le docteur, laissez là votre tonneau et montez ici par la rue de Verneuil! Il y a de largent à gagner.
IV Chébachtien Romagné
Il sappelait Romagné, du nom de son père. Son parrain et sa marraine lavaient baptisé Sébastien; mais, comme il était natif de Frognac-les-Mauriac, département du Cantal, il invoquait son patron sous le nom de chaint Chébachtien. Tout porte à croire quil aurait écrit son prénom par un Ch; mais heureusement il ne savait pas écrire. Cet enfant de lAuvergne était âgé de vingt-trois ou vingt-quatre ans, et bâti comme un hercule: grand, gros, trapu, ossu, corsu, haut en couleur; fort comme un bœuf de labour, doux et facile à mener comme un petit agneau blanc. Imaginez la plus solide pâte dhomme, la plus grossière et la meilleure.
Il était laîné de dix enfants, garçons et filles, tous vivants, bien portants et grouillants sous le toit paternel. Son père avait une cabane, un bout de champ, quelques châtaigniers dans la montagne, une demi-douzaine de cochons, bon an mal an, et deux bras pour piocher la terre. La mère filait du chanvre, les petits garçons aidaient au père, les petites avaient soin du ménage et sélevaient les unes les autres, laînée servant de bonne à la cadette et ainsi de suite jusquau bas de léchelle.
Le jeune Sébastien ne brilla jamais par lintelligence, ni par la mémoire, ni par aucun don de lesprit; mais il avait du cœur à revendre. On lui apprit quelques chapitres du catéchisme, comme on enseigne aux merles à siffler Jai du bon tabac; mais il eut et conserva toujours les sentiments les plus chrétiens. Jamais il nabusa de sa force contre les gens ni contre les bêtes; il évitait les querelles et recevait bien souvent des taloches sans les rendre. Si Mr le sous-préfet de Mauriac avait voulu lui faire donner une médaille dargent, il naurait eu quà écrire à Paris; car Sébastien sauva plusieurs personnes au péril de sa vie, et notamment deux gendarmes qui se noyaient avec leurs chevaux dans le torrent de la Saumaise. Mais on trouvait ces choses-là toutes naturelles, attendu quil les faisait dinstinct, et lon ne songeait pas plus à le récompenser que sil eût été un chien de Terre-Neuve.
À lâge de vingt ans, il satisfit à la loi et tira un bon numéro, grâce à une neuvaine quil avait faite en famille. Après quoi, il résolut de sen aller à Paris, suivant les us et coutumes de lAuvergne, pour gagner un peu dargent blanc et venir en aide à ses père et mère. On lui donna un costume de velours et vingt francs, qui sont encore une somme dans larrondissement de Mauriac, et il profita de loccasion dun camarade qui savait le chemin de Paris. Il fit la route à pied, en dix jours, et arriva frais et dispos avec douze francs cinquante dans la poche et ses souliers neufs à la main.