Le notaire se remit un peu et raconta les événements de la journée, sans oublier lépisode du chat qui lui avait, pour ainsi dire, fait perdre le nez une seconde fois.
Cest un malheur, dit le chirurgien; mais on peut le réparer en un mois. Puisque vous avez le petit livre de Ringuet, vous nêtes pas sans quelque notion de la chirurgie?
Mr LAmbert avoua quil nétait point allé jusquà ce chapitre-là.
Eh bien, reprit Mr Bernier, je vais vous le résumer en quatre mots. La rhinoplastie est lart de refaire un nez aux imprudents qui lont perdu.
Il est donc vrai, docteur! le miracle est possible? la chirurgie a trouvé une méthode pour?
Elle en a trouvé trois. Mais jécarte la méthode française, qui nest point applicable au cas présent. Si la perte de substance était moins considérable, je pourrais décoller les bords de la plaie, les aviver, les mettre en contact et les réunir par première intention. Il ny faut pas songer.
Et jen suis bien aise, reprit le blessé. Vous ne sauriez croire, docteur, à quel point ces mots de plaie décollée, avivée, me donnaient sur les nerfs. Passons à des moyens plus doux, je vous en prie!
Les chirurgiens procèdent rarement par la douceur. Mais, enfin, vous avez le choix entre la méthode indienne et la méthode italienne. La première consiste à découper dans la peau de votre front une sorte de triangle, la pointe en bas, la base en haut. Cest létoffe du nouveau nez. On décolle ce lambeau dans toute son étendue, sauf le pédicule inférieur qui doit rester adhérent. On le tord sur lui-même de façon à laisser lépiderme en dehors, et on le coud par ses bords aux limites correspondantes de la plaie. En autres termes, je puis vous refaire un nez assez présentable aux dépens de votre front. Le succès de lopération est presque sûr; mais le front gardera toujours une large cicatrice.
Je ne veux point de cicatrice, docteur. Je nen veux à aucun prix. Jajoute même (passez-moi cette faiblesse) que je ne voudrais point dopération. Jen ai déjà subi une aujourdhui, par les mains de ce maudit Turc; je nen souhaite pas dautre. Au simple souvenir de cette sensation, mon sang se glace. Jai pourtant du courage autant quhomme du monde; mais jai des nerfs aussi. Je ne crains pas la mort; jai horreur de la souffrance. Tuez-moi si vous voulez; mais, pour Dieu! ne mentaillez plus!
Monsieur, reprit le docteur avec un peu dironie, si vous avez un tel parti pris contre les opérations, il fallait appeler non pas un chirurgien, mais un homéopathe.
Ne vous moquez pas de moi. Je nai pas su me maîtriser à lidée de cette opération indienne. Les Indiens sont des sauvages; leur chirurgie est digne deux. Ne mavez-vous point parlé dune méthode italienne? Je naime pas les Italiens, en politique. Cest un peuple ingrat, qui a tenu la conduite la plus noire envers ses maîtres légitimes; mais, en matière de science, je nai pas trop mauvaise idée de ces coquins-là.
Soit. Optez donc pour la méthode italienne. Elle réussit quelquefois; mais elle exige une patience et une immobilité dont vous ne serez peut-être point capable.
Sil ne faut que de la patience et de limmobilité, je vous réponds de moi.
Êtes-vous homme à rester trente jours dans une position extrêmement gênante?
Oui.
Le nez cousu au bras gauche?
Oui.
Eh bien, je vous taillerai sur le bras un lambeau triangulaire de quinze à seize centimètres de longueur sur dix ou onze de largeur; je
Vous me taillerez cela, à moi?
Sans doute.
Mais cest horrible, docteur! Mécorcher vif! Tailler des lanières dans la peau dun homme vivant! Cest barbare, cest moyen âge, cest digne de Shylock, le juif de Venise!
La plaie du bras nest rien. Le difficile est de rester cousu à vous-même pendant une trentaine de jours.
Et moi, je ne redoute absolument que le coup de scalpel. Lorsquon a senti le froid du fer entrant dans la chair vivante, on en a pour le reste de ses jours, mon cher docteur; on ny revient plus.
Cela étant, monsieur, je nai rien à faire ici, et vous resterez sans nez toute la vie.
Cette espèce de condamnation plongea le pauvre notaire dans une consternation profonde. Il arrachait ses beaux cheveux blonds et se démenait comme un fou par la chambre.
Mutilé! disait-il en pleurant; mutilé pour toujours! Et rien ne peut remédier à mon sort! Sil y avait quelque drogue, quelque topique mystérieux dont la vertu rendît le nez à ceux qui lont perdu, je lachèterais au poids de lor! Je lenverrais chercher jusquau bout du monde! Oui, jarmerais un vaisseau, sil le fallait absolument. Mais rien! à quoi me sert-il dêtre riche? À quoi vous sert-il dêtre un praticien illustre, puisque toute votre habileté et tous mes sacrifices aboutissent à ce stupide néant? Richesse, science, vains mots!
Mr Bernier lui répondait de temps à autre, avec un calme imperturbable:
Laissez-moi vous tailler un lambeau sur le bras, et je vous refais le nez.
Un instant Mr LAmbert parut décidé. Il mit habit bas et releva la manche de sa chemise. Mais, quand il vit la trousse ouverte, quand lacier poli de trente instruments de supplice étincela sous ses yeux, il pâlit, faiblit et tomba comme pâmé sur une chaise. Quelques gouttes deau vinaigrée lui rendirent le sentiment, mais non la résolution.
Il ny faut plus penser, dit-il en se rajustant. Notre génération a toutes les espèces de courage, mais elle est faible devant la douleur. Cest la faute de nos parents, qui nous ont élevés dans le coton.
Quelques minutes plus tard, ce jeune homme, imbu des principes les plus religieux, se prit à blasphémer la Providence.
En vérité, sécria-t-il, le monde est une belle pétaudière, et jen fais compliment au Créateur! Jai deux cent mille francs de rente, et je resterai aussi camus quune tête de mort, tandis que mon portier, qui na pas dix écus devant lui, aura le nez de lApollon du Belvédère! La sagesse qui a prévu tant de choses, na pas prévu que jaurais le nez coupé par un Turc pour avoir salué mademoiselle Victorine Tompain! Il y a en France trois millions de gueux dont toute la personne ne vaut pas dix sous, et je ne peux pas acheter à prix dor le nez dun de ces misérables! Mais, au fait, pourquoi pas?
Sa figure sillumina dun rayon despérance, et il poursuivit dun ton plus doux:
Mon vieil oncle de Poitiers, dans sa dernière maladie, sest fait injecter cent grammes de sang breton dans la veine médiane céphalique! Un fidèle serviteur avait fait les frais de lexpérience. Ma belle tante de Giromagny, du temps quelle était encore belle, fit arracher une incisive à sa plus jolie chambrière pour remplacer une dent quelle venait de perdre. Cette bouture prit fort bien, et ne coûta pas plus de trois louis. Docteur, vous mavez dit que, sans la scélératesse de ce maudit chat, vous auriez pu recoudre mon nez tout chaud à la figure. Me lavez-vous dit, oui ou non?