À lâge de vingt ans, il satisfit à la loi et tira un bon numéro, grâce à une neuvaine quil avait faite en famille. Après quoi, il résolut de sen aller à Paris, suivant les us et coutumes de lAuvergne, pour gagner un peu dargent blanc et venir en aide à ses père et mère. On lui donna un costume de velours et vingt francs, qui sont encore une somme dans larrondissement de Mauriac, et il profita de loccasion dun camarade qui savait le chemin de Paris. Il fit la route à pied, en dix jours, et arriva frais et dispos avec douze francs cinquante dans la poche et ses souliers neufs à la main.
Deux jours après, il roulait un tonneau dans le faubourg Saint-Germain en compagnie dun autre camarade qui ne pouvait plus monter les escaliers parce quil sétait donné un effort. Il fut, pour prix de ses peines, logé, couché, nourri et blanchi à raison dune chemise par mois, sans compter quon lui donnait trente sous par semaine pour faire le garçon. Sur ses économies, il acheta, au bout de lannée, un tonneau doccasion et sétablit à son compte.
Il réussit au delà de toute espérance. Sa politesse naïve, sa complaisance infatigable et sa probité bien connue lui concilièrent les bonnes grâces de tout le quartier. De deux mille marches descalier quil montait et descendait tous les jours, il séleva graduellement à sept mille. Aussi envoyait-il jusquà soixante francs par mois aux bonnes gens de Frognac. La famille bénissait son nom et le recommandait à Dieu soir et matin dans ses prières; les petits garçons avaient des culottes neuves, et il ne sagissait de rien moins que denvoyer les deux derniers à lécole!
Lauteur de tous ces biens navait rien changé à sa manière de vivre; il couchait à côté de son tonneau sous une remise, et renouvelait quatre fois par an la paille de son lit. Le costume de velours était plus rapiécé quun habit darlequin. En vérité, sa toilette eût coûté bien peu de chose sans les maudits souliers, qui usaient tous les mois un kilogramme de clous. Ses dépenses de table étaient les seules sur lesquelles il ne lésinât point. Il soctroyait sans marchander quatre livres de pain par jour. Quelquefois même il régalait son estomac dun morceau de fromage ou dun oignon, ou dune demi-douzaine de pommes achetées au tas sur le pont Neuf. Les dimanches et fêtes, il affrontait la soupe et le bœuf, et sen léchait les doigts toute la semaine. Mais il était trop bon fils et trop bon frère pour saventurer jusquau verre de vin. «Le vin, lamour et le tabac» étaient pour lui des denrées fabuleuses; il ne les connaissait que de réputation. À plus forte raison ignorait-il les plaisirs du théâtre, si chers aux ouvriers de Paris. Mon gaillard aimait mieux se coucher gratis à sept heures que dapplaudir Mr Dumaine pour dix sous.
Tel était au physique et au moral lhomme que Mr Bernier héla dans la rue de Beaune pour quil vînt prêter de sa peau à Mr LAmbert.
Les gens de la maison, avertis, lintroduisirent en hâte.
Il savança timidement, le chapeau à la main, levant les pieds aussi haut quil pouvait, et nosant les reposer sur le tapis. Lorage du matin lavait crotté jusquaux aisselles.
Chi chest pour de leau, dit-il en saluant le docteur, je
Mr Bernier lui coupa la parole.
Non, mon garçon: il ne sagit pas de votre commerce.
Alors, mouchu, chest donc pour auchtre choge?
Pour une tout autre chose. Monsieur que voici a eu le nez coupé ce matin.
Ah! chaprichti, le pauvre homme! Et qui est-che qui lui a fait cha?
Un Turc; mais il nimporte.
Un chauvage! On mavait bien dit que les Turcs étaient des chauvages; mais je ne chavais pas quon les laichait venir à Paris. Attendez cheulement un peu; je vas charcher le chargent de ville!
Mr Bernier arrêta cet élan de zèle du digne Auvergnat et lui expliqua en peu de mots le service quon attendait de lui. Il crut dabord quon se moquait, car on peut être un excellent porteur deau et navoir aucune notion de rhinoplastie. Le docteur lui fit comprendre quon voulait lui acheter un mois de son temps et environ cent cinquante centimètres carrés de sa peau.
Lopération nest rien, lui dit-il, et vous navez que fort peu à souffrir; mais je vous préviens quil vous faudra énormément de patience pour rester immobile un mois durant, le bras cousu au nez de monsieur.
De la pachienche, répondit-il, jen ai de rechte; chest pas pour rien quon est Oubergnat. Mais chi je pâche un mois chez vous pour rendre cherviche à che pauvre homme, il faudra me payer mon temps che quil vaut.
Bien entendu. Combien voulez-vous?
Il médita un instant et dit:
La main chur la conschienche, cha vaut une pièce de quatre francs par jour.
Non, mon ami, reprit le notaire: cela vaut mille francs pour le mois, ou trente-trois francs par journée.
Non, répliqua le docteur avec autorité, cela vaut deux mille francs.
Mr LAmbert inclina la tête et ne fit point dobjection.
Romagné demanda la permission de finir sa journée, de ramener son tonneau sous la remise et de chercher un remplaçant pour un mois.
Du rechte, disait-il, che nest pas la peine de commencher aujourdhui, pour une demi-journée.
On lui prouva que la chose était urgente, et il prit ses mesures en conséquence. Un de ses amis fut mandé et promit de le suppléer durant un mois.
Tu mapporteras mon pain tous les choirs, dit Romagné.
On lui dit que la précaution était inutile, et quil serait nourri dans la maison.
Cha dépend de che que cha coûtera.
Mr LAmbert vous nourrira gratis.
Gratiche! chest dans mes prix. Voichi ma peau. Coupez tout de chuite!
Il supporta lopération comme un brave, sans sourciller.
Chest un plaigir, disait-il. On ma parlé dun Oubergnat de mon pays qui che faigeait pétrifier dans une chourche à vingt chous lheure. Jaime mieux me faire couper par morcheaux. Chest moins achujettichant, et cha rapporte pluche.
Mr Bernier lui cousit le bras gauche au visage du notaire, et ces deux hommes restèrent, un mois durant, enchaînés lun à lautre. Les deux frères siamois qui amusèrent jadis la curiosité de lEurope nétaient pas plus indissolubles. Mais ils étaient frères, accoutumés à se supporter dès lenfance, et ils avaient reçu la même éducation. Si lun avait été porteur deau et lautre notaire, peut-être auraient-ils donné le spectacle dune amitié moins fraternelle.
Romagné ne se plaignit jamais de rien, quoique la situation lui parût tout à fait nouvelle. Il obéit en esclave, ou mieux, en chrétien, à toutes les volontés de lhomme qui avait acheté sa peau. Il se levait, sasseyait, se couchait, se tournait à droite et à gauche, selon le caprice de son seigneur. Laiguille aimantée nest pas plus soumise au pôle nord que Romagné nétait soumis à Mr LAmbert.
Cette héroïque mansuétude toucha le cœur du notaire, qui pourtant nétait pas tendre. Pendant trois jours, il eut une sorte de reconnaissance pour les bons soins de sa victime; mais il ne tarda guère à le prendre en dégoût, puis en horreur.