Ce soir, pourtant, il se sentait moins sensible à la magie habituelle, justement à cause de cette humeur morose quil traînait derrière lui depuis quil avait quitté Vienne. Non quil se plût particulièrement au palais Adlerstein, vaste et sombre résidence gardée par des atlantes de pierre aux muscles athlétiques sur laquelle régnait Joachim, lirritant majordome de Grand-Maman auquel le liait une aversion largement partagée, mais si les affaires toujours importantes de sa maison de prestigieuses antiquités occupaient largement son temps et celui de Guy Buteau, il ny trouvait plus le plaisir coutumier et, se connaissant bien, il savouait, avec un rien de honte, quil lui manquait le piment de laventure, celle-ci courût-elle sur le fil du rasoir entre deux précipices comme cela sétait produit à plusieurs reprises.
Certes, il aimait toujours autant son métier : acheter de beaux objets ou de belles pierres, les revendre à qui saurait les apprécier. Parfois il les gardait pour sa collection personnelle, mais les joyaux historiques se faisaient rares, surtout ceux auxquels sattachait une légende. Ses plus violentes émotions, il les avait cependant connues dans la chasse au trésor le plus souvent maléfique dailleurs en compagnie dAdalbert Vidal-Pellicorne, le « plus que frère » ! selon Lisa et Tante Amélie, alors que la vie de lun, de lautre ou des deux était menacée. Le jeu passionnant prenait alors un air de roulette russe particulièrement excitant, même si on sortait de laventure à moitié mort en se jurant de ne jamais, au grand jamais, se laisser emporter à nouveau par quelque mirage que ce soit ! Aujourdhui où son existence se déroulait sans surprises, où il se mouvait dans un calme olympien, Aldo découvrait quil sétait agi de serments divrogne. Quoi de mieux pour fouetter le sang quun joyau rare, chargé dhistoire, pour faire battre le cœur sur un rythme accéléré et se sentir pleinement vivant ! Un point de vue quil jugeait plus sage de garder pour lui et que Lisa partageait de moins en moins.
En ce mois de janvier, ceux quelle appelait « son gang » étaient dispersés. Adalbert, en bon égyptologue, devait être quelque part dans la vallée du Nil ou dans les monts de Nubie. La marquise de Sommières Tante Amélie nantie de son fidèle bedeau, Marie-Angéline du Plan-Crépin, sa cousine et lectrice à tout faire, respirait le soleil dun pays méditerranéen comme il convenait à une octogénaire, en pleine forme sans doute mais soucieuse de se protéger des rhumatismes. On aurait une carte postale un de ces jours, griffonnée mélancoliquement par ladite Marie-Angéline qui Aldo en était persuadé ! regrettait au moins autant que lui ces mêmes aventures auxquelles elle se mêlait non sans talent et quelle estimait essentiellement vivifiantes.
Venise était étrangement silencieuse ce soir sous le croissant de lune plaqué sur un ciel sans nuages. Pour chasser ses idées lugubres, Aldo sébroua comme un chien au sortir de leau et alluma une seconde cigarette, repris par le charme de sa ville bien-aimée. Le temps sétait effacé avec le bruit de la civilisation. Seul, le miaulement indigné dun chat noctambule trouvant porte close vint rappeler à Aldo quil ne se mouvait pas dans un monde de pierre et deau figé dans sa splendeur. Et puis soudain, aigu, désespéré, il y eut un cri suivi presque aussitôt dun râle affreux mais déjà Aldo courait dans sa direction. La lune déversait suffisamment de lumière pour quil aperçût trois hommes en train den malmener un autre. À pleins poumons, il hurla :
Tenez
Et il sappelait ?
Gamal El-Kouari, diplomate venant de Londres et se rendant au Caire où nous avons son adresse. Vous savez que les hôtels sont tenus de conserver les papiers didentité de leurs clients de passage jusquà leur départ.
Je sais. Cest même lun des « charmes » de notre pays
Remarquez, cela ne dérange guère les truands. Ils ont généralement deux ou trois passeports à leur disposition. Mais je ne crois pas que celui-là appartienne à la corporation. Son passeport indique quil voyageait beaucoup. Peut-être un de ces attachés dambassade plus ou moins itinérants qui ressemblent comme des frères à des agents secrets.
Cela ne nous apprend pas ce quil faisait la nuit dernière dans les ruelles près du Campo San Polo ?
Le sourire en coin étirant dun côté les lèvres minces de Salviati fit regretter à Aldo ce quil venait de dire. En particulier lorsquil entendit :
Pourquoi pas ce que vous y faisiez vous-même : rentrer de dîner chez des amis ?
Aldo sortit son étui à cigarettes de sa poche, en prit une quil tapota sur la brillante surface dor gravée à ses armes, se donna le temps de lallumer avant de faire observer :
Moi, jétais à deux pas de chez moi, ce qui nétait pas son cas et, pour regagner le Danieli depuis San Polo, une embarcation empruntant les canaux secondaires eût été plus confortable et plus sûre. À fortiori pour un homme qui nétait plus de la première jeunesse.
Sans doute mais chacun voit midi à sa porte. Il ne vous a vraiment rien dit avant de mourir ?