Trois cent vingt-huit exactement, plus les ambassadeurs susceptibles dêtre intéressés : environ une douzaine
parmi lesquels vous navez pas inclus, jimagine, la Mongolie-Extérieure ? émit venue de nulle part une voix moqueuse aussitôt identifiée par les deux femmes avec des réactions différentes : Mme de La Begassière devint rose vif et Marie-Angéline eut un hoquet en fronçant son nez pointu. Ce qui navait rien détonnant.
Où quil aille, Aldo Morosini attirait le regard féminin et la curiosité pas toujours malveillante dailleurs ! des hommes. Prince vénitien ruiné par la Grande Guerre, il sétait reconverti en antiquaire et avait fait du rez-de-chaussée de son palais sur le Grand Canal un magasin devenu le pôle dattraction de tous les amateurs éclairés ou non ainsi que des snobs des deux continents. Cela tenait surtout à la spécialité où il excellait : les joyaux anciens, célèbres de préférence, et surtout les pierres rares. Il était devenu, en même temps que collectionneur, un expert reconnu des deux côtés de lAtlantique. Sy ajoutait son charme personnel : à près de cinquante ans, la légère argenture des tempes adoucissant ses épais cheveux bruns et son masque bronzé à lossature arrogante, au sourire désinvolte souvent teinté dironie, en accord avec des yeux clairs volontiers moqueurs, il promenait à travers le monde une longue silhouette racée, habillée à Londres, dont la pratique des sports entretenait la minceur. Enfin et au grand chagrin de ses nombreuses admiratrices -, cétait un homme marié et déplorablement fidèle à sa belle épouse Lisa. Ce qui ne voulait pas dire quelles sen trouvaient découragées.
Ce nétait pas le cas de Marie-Angéline du Plan-Crépin. Pour avoir couru avec lui plusieurs aventures passionnantes, elle lui vouait une admiration sans bornes et une affection toute fraternelle dont Lisa avait sa part.
Comment vous trouvez-vous ici, Aldo ? sécria-t-elle revenue de sa surprise. Je vous croyais dans le salon de compagnie ?
Jy étais mais jen suis revenu par lappartement de la Reine et lescalier de service. Quant à lambassadeur en question, je vous jure quil est bien présent. Non seulement il ressemble à Gengis Khan mais il sent bon le cheval et lencens, ce qui lui assure une certaine liberté de mouvement. Je suis allé le saluer avec courage en le remerciant de son intérêt pour la reine Marie-Antoinette. Alors meffleurant de son œil oblique, il a lâché par le truchement de son secrétaire :
Connais pas !
Dans ce cas, pourquoi une si honorable visite ?
Joyaux ! Magnifiques joyaux ! a-t-il fait entendre tandis que son œil encore plus oblique louchait sur les vitrines où sont les bijoux. Une reine a toujours beaucoup !
Un bref mais profond silence suivit tandis que les deux femmes échangeaient un regard horrifié que Morosini traduisit sans peine :
Rassurez-vous, elles sont solides puisque les verres sont doublés dun treillage dacier. Ce qui me tourmente le plus, cest laffluence : ces malheureuses qui « contrôlent » les invitations à lentrée sont débordées. Un gros malin a dû réussir à copier les cartons
Avec le monogramme de Marie-Antoinette gravé en bleu et les lys de France en or ? se récria Mme de La Begassière. Ils ont dû lui coûter cher
Soyez certaine quil les a vendus plus cher encore ! On devait se les arracher. Songez que cest la première fois que lon ramène les souvenirs de la Reine dans son Trianon depuis quen 1867 limpératrice Eugénie avait ordonné une manifestation semblable à loccasion de lExposition universelle de Paris. Et cétait loin dêtre aussi important !
Sans aucun doute ! Limpératrice avait en effet réussi à remettre en place quelques meubles dont un merveilleux petit bureau
signé Riesener et rassemblé autour deux des souvenirs de la Reine. Cette fois, le prestigieux comité versaillais et international patronnait « Magie dune reine » sous la présidence dhonneur de John D. Rockefeller il avait, sept ans plus tôt sauvé les toits et diverses parties de Versailles et une princesse de Bourbon-Parme avait réussi lexploit de convaincre plusieurs collectionneurs de sortir de leurs coffres certaines parures personnelles de Marie-Antoinette. Aldo Morosini était de ceux-là et aussi son beau-père, le richissime banquier zurichois Moritz Kledermann. Lun comme lautre avaient souhaité faire plaisir à la comtesse von Adlerstein, grand-mère de Lisa, qui appartenait au comité dhonneur et aussi, pour Morosini, à son ami Gilles Vauxbrun, lantiquaire de la place Vendôme spécialiste du XVIIIe siècle et discret collectionneur de tout ce qui touchait au château de Versailles.
Vauxbrun sétait autant dire arraché le cœur en prêtant une table de trictrac à marqueterie précieuse, lune des gloires de son hôtel particulier, mais il sétait révélé incapable de résister au sourire charmeur de la très belle Léonora, une pulpeuse Italienne mariée à lord Crawford, un Écossais déjà âgé, riche comme un puits et tout aussi secret, dont on savait seulement quil vouait au souvenir de la reine martyre un culte ancestral et quil possédait de nombreux objets lui ayant appartenu. Habitant Versailles une partie de lannée il était linstigateur de « Magie dune reine », et un membre des plus actifs du Comité où sa femme avait entraîné lantiquaire.