Mon Dieu ! souffla Masha en se signant frénétiquement. Que sest-il passé ?
La porte dun des logements pendait, à demi arrachée. Au-delà cétait lobscurité totale Morosini prit la lampe des mains de sa compagne :
Laissez-moi entrer le premier ! ordonna-t-il. Qui sait ce qui se cache là-dedans ?
Mais il ne sy cachait rien. Le pinceau lumineux révéla un logement modeste sur lequel un cyclone avait dû passer. Tout était par terre, depuis la maigre batterie de cuisine jusquaux couvertures du lit. Seule régnait sur ces dégâts une table supportant une lampe à pétrole éteinte quAldo ralluma. Les jambes coupées, la tzigane ramassa lune des deux chaises et se laissa tomber dessus, ce qui faillit lui être fatal. Elle mâchonnait ce qui devait être des jurons ou des invocations dans sa langue incompréhensible.
Si vous essayiez de mexpliquer ce qui a pu se passer ici ? émit doucement Morosini. Et aussi ce que nous venons y faire ? On dirait que nous arrivons après une bataille ?
Pas une bataille, monsieur, un enlèvement ! fit une voix timide qui venait de la porte.
Sur le seuil, se tenait un petit homme gris aux cheveux en désordre serrant autour de ses frêles épaules un châle également gris qui lui servait de robe de chambre car on pouvait voir, dépassant des franges, une chemise de nuit à rayures et des pieds nus dans des pantoufles. Masha bondit littéralement sur lui et faillit laplatir :
Tu es son voisin den face, vieil homme. Quest-il arrivé à Piotr Vassilievich ?
Quasi enlevé de terre par la poigne vigoureuse de la grosse tzigane, le vieux eut un couinement de souris
terrifiée. Morosini sinterposa :
Vous létranglez à moitié. Ce nest pas le bon moyen dobtenir une réponse
Les pieds du malheureux ne touchaient plus terre. Aldo lôta des mains de la tzigane, linstalla sur une chaise où il saffaissa comme un drap mouillé tandis que Morosini cherchait quelque chose autour de lui. Un peu penaude, la femme devina son intention :
Il doit y avoir une bouteille de vodka quelque part. Cest moi qui lai donnée à Piotr
Enjambant majestueusement les décombres, elle alla au fond de la pièce, trouva une sorte de petit placard dissimulé par le papier de tenture, louvrit et en tira une bouteille à moitié pleine dont elle sadjugea une rasade avant de lapporter à Morosini.
Charité bien ordonnée commence par soi-même, railla celui-ci.
Les émotions ne valent rien à ma voix et jaime beaucoup cet imbécile de Piotr. Cest cest mon frère !
Revenu de sa terreur et ranimé par lalcool, le vieil homme expliqua dune voix enrouée que vers minuit une voiture sétait arrêtée devant la porte. Des hommes étaient entrés dans la maison et ils devaient savoir où ils allaient car ils étaient montés au troisième sans hésiter.
Là ils auraient pu se tromper de porte, mais non ils sont allés droit chez mon voisin. Lenfer alors a commencé : un bruit dapocalypse, des cris de douleur, des voix furieuses posant des questions en russe. De toute évidence mon pauvre voisin passait un mauvais quart dheure mais je nai pas beaucoup de forces et javais tellement peur que je nosais même pas sortir sur le palier
Il fallait appeler la police.
Il faut dabord avoir un téléphone et le plus proche est dans un café de la rue des Abbesses
Et les habitants de la maison ? Ils nont pas bougé ?
Ils doivent être au fond de leur lit avec la couverture remontée par-dessus la tête. Ce sont de pauvres gens, comme moi. Au rez-de-chaussée il y a un vieil homme avec son petit-fils. Au premier cest la famille dun gardien de nuit, qui ne rentre quà laube. Au second une femme pas bien solide avec trois petits. Elle fait des ménages et cest la vieille fille dà côté qui soccupe des gosses. Alors cétait difficile davoir de laide
Je comprends, fit Morosini compatissant. Et vous dites que ces hommes ont enlevé votre voisin ?
Oui. Au bout dun moment, ils ont dû entendre un bruit qui ma échappé car ils sont partis en lemmenant. Jen ai entendu un qui disait en français, ce qui ma étonné avec un accent faubourien « Filons ! Ici on risque dse faire prendre et on a dautes moyens dle faire parler » Un autre la fait taire et ils sont partis. Mon malheureux voisin ne tenait déjà plus sur ses pieds et par la fenêtre je les ai vus le porter dans la voiture. Une limousine noire.
Il y a longtemps quils sont partis ? gronda Masha.
Oh, ils devaient tourner tout juste le coin de la rue quand vous êtes arrivés et jai cru quils revenaient. Mais je vous ai vus sortir dun taxi. Qui êtes-vous ?
Qui êtes-vous vous-même ? riposta la tzigane. Je ne vous ai jamais rencontré quand je venais ici
Cest que je travaille toute la journée et la nuit je dors. Je mappelle Mermet et je suis expéditionnaire chez Dufayel (2). Vous allez prévenir la police ou je dois le faire ?
Vous ne faites rien du tout ! fit Masha, rogue. Cest nous que ça regarde.
Ce nest pas très raisonnable ! émit Aldo qui voyait se profiler une guerre de bandes rivales. Vous êtes des émigrés et
et chez nous, les tziganes, on ne croit pas à la police. Piotr était lun des nôtres même si cétait une sorte de brebis galeuse. Mes frères et nos parents doivent être mis au courant. Ce sont eux qui décideront. Allez vous recoucher, vous, ajouta-t-elle à lintention de M. Mermet, et ne parlez à personne de cette histoire ! À propos, ils avaient lair de quoi, les ravisseurs ?