Pensons à Çakya-Mouni au désert. Il y demeura de longues années, accroupi, immobile et les yeux au ciel. Les dieux eux-mêmes lui enviaient cette sagesse et ce destin de pierre. Dans ses mains tendues et raidies, les hirondelles avaient fait leur nid. Mais, un jour, elles senvolèrent à lappel de terres lointaines. Et celui qui avait tué en lui désir et volonté, gloire et douleur, se mit à pleurer. Il arrive ainsi que des fleurs poussent sur le rocher. Oui, consentons à la pierre quand il le faut. Ce secret et ce transport que nous demandons aux visages, elle peut aussi nous les donner. Sans doute, cela ne saurait durer. Mais quest-ce donc qui peut durer? Le secret des visages sévanouit et nous voilà relancés dans la chaîne des désirs. Et si la pierre ne peut pas plus pour nous que le cœur humain, elle peut du moins juste autant.
«Nêtre rien!» Pendant des millénaires, ce grand cri a soulevé des millions dhommes en révolte contre le désir et la douleur. Ses échos sont venus mourir
jusquici, à travers les siècles et les océans, sur la mer la plus vieille du monde. Ils rebondissent encore sourdement contre les falaises compactes dOran. Tout le monde, dans ce pays, suit, sans le savoir, ce conseil. Bien entendu, cest à peu près en vain. Le néant ne satteint pas plus que labsolu. Mais puisque nous recevons, comme autant de grâces, les signes éternels que nous apportent les roses ou la souffrance humaine, ne rejetons pas non plus les rares invitations au sommeil que nous dispense la terre. Les unes ont autant de vérité que les autres.
Voilà, peut-être, le fil dAriane de cette ville somnambule et frénétique. On y apprend les vertus, toutes provisoires, dun certain ennui. Pour être épargné, il faut dire «oui» au Minotaure. Cest une vieille et féconde sagesse. Audessus de la mer, silencieuse au pied des falaises rouges, il suffit de se tenir dans un juste équilibre, à mi-distance des deux caps massifs qui, à droite et à gauche, baignent dans leau claire. Dans le halètement dun garde-côte, qui rampe sur leau du large, baigné de lumière radieuse, on entend distinctement alors lappel étouffé de forces inhumaines et étincelantes: cest ladieu du Minotaure.
Il est midi, le jour lui-même est en balance. Son rite accompli, le voyageur reçoit le prix de sa délivrance: la petite pierre, sèche et douce comme un asphodèle, quil ramasse sur la falaise. Pour linitié, le monde nest pas plus lourd à porter que cette pierre. La tâche dAtlas est facile, il suffit de choisir son heure. On comprend alors que pour une heure, un mois, un an, ces rivages peuvent se prêter à la liberté. Ils accueillent pêle-mêle, et sans les regarder, le moine, le fonctionnaire ou le conquérant. Il y a des jours où jattendais de rencontrer, dans les rues dOran, Descartes ou César Borgia. Cela nest pas arrivé. Mais un autre sera peut-être plus heureux. Une grande action, une grande œuvre, la méditation virile demandaient autrefois la solitude des sables ou du couvent. On y menait les veillées darmes de lesprit. Où les célébrerait-on mieux maintenant que dans le vide dune grande ville installée pour longtemps dans la beauté sans esprit?
Voici la petite pierre, douce comme un asphodèle. Elle est au commencement de tout. Les fleurs, les larmes (si on y tient), les départs et les luttes sont pour demain. Au milieu de la journée, quand le ciel ouvre ses fontaines de lumière dans lespace immense et sonore, tous les caps de la côte ont lair dune flottille en partance. Ces lourds galions de roc et de lumière tremblent sur leurs quilles, comme sils se préparaient à cingler vers des îles de soleil. O matins dOranie! Du haut des plateaux, les hirondelles plongent dans dimmenses cuves où lair bouillonne. La côte entière est prête au départ, un frémissement daventure la parcourt. Demain, peut-être, nous partirons ensemble.
(1939)
La Peste extraits
I
La cité elle-même, on doit lavouer, est laide. Daspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend différente de tant dautres villes commerçantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où lon ne rencontre ni battements dailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire? Le changement des saisons ne sy lit que dans le ciel. Le printemps sannonce seulement par la qualité de lair ou par les corbeilles de fleurs que de petits vendeurs ramènent des banlieues; cest un printemps quon vend sur les marchés. Pendant lété, le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre les murs dune cendre grise; on ne peut plus vivre alors que dans lombre des volets clos. En automne, cest, au contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver.