Si javais été ici, lui disait alors Vautrin, ce malheur ne vous serait pas arrivé! Je vous aurais joliment dévisagé cette farceuse-là. Je connais leurs frimousses.
Comme tous les esprits rétrécis, madame Vauquer avait lhabitude de ne pas sortir du cercle des événements, et de ne pas juger leurs causes. Elle aimait à sen prendre à autrui de ses propres fautes. Quand cette perte eut lieu, elle considéra lhonnête vermicellier comme le principe de son infortune, et commença dès lors, disait-elle, à se dégriser sur son compte. Lorsquelle eut reconnu linutilité de ses agaceries et de ses frais de représentation, elle ne tarda pas à en deviner la raison. Elle saperçut alors que son pensionnaire avait déjà, selon son expression, ses allures. Enfin il lui fut prouvé que son espoir si mignonnement caressé reposait sur une base chimérique, et quelle ne tirerait jamais rien de cet homme-là, suivant le mot énergique de la comtesse, qui paraissait être une connaisseuse. Elle alla nécessairement plus loin en aversion quelle nétait allée dans son amitié. Sa haine ne fut pas en raison de son amour, mais de ses espérances trompées. Si le cœur humain trouve des repos en montant les hauteurs de laffection, il sarrête rarement sur la pente rapide des sentiments haineux. Mais monsieur Goriot était son pensionnaire, la veuve fut donc obligée de réprimer les explosions de son amour-propre blessé, denterrer les soupirs que lui causa cette déception, et de dévorer ses désirs de vengeance, comme un moine vexé par son prieur. Les petits esprits satisfont leurs sentiments, bons ou mauvais, par des petitesses incessantes. La veuve employa sa malice de femme à inventer de sourdes persécutions contre sa victime. Elle commença par retrancher les superfluités introduites dans sa pension. «Plus de cornichons, plus danchois: cest des duperies!» dit-elle à Sylvie, le matin où elle rentra dans son ancien programme. Monsieur Goriot était un homme frugal, chez qui la parcimonie nécessaire aux gens qui font eux-mêmes leur fortune était dégénérée en habitude. La soupe, le bouilli, un plat de légumes, avaient été, devaient toujours être son dîner de prédilection. Il fut donc bien difficile à madame Vauquer de tourmenter son pensionnaire, de qui elle ne pouvait en rien froisser les goûts. Désespérée de rencontrer un homme inattaquable, elle se mit à le déconsidérer, et fit ainsi partager son aversion pour Goriot par ses pensionnaires, qui, par amusement, servirent ses vengeances. Vers la fin de la première année, la veuve en était venue à un tel degré de méfiance, quelle se demandait pourquoi ce négociant, riche de sept à huit mille livres de rente, qui possédait une argenterie superbe et des bijoux aussi beaux que ceux dune fille entretenue, demeurait chez elle, en lui payant une pension si modique relativement à sa fortune. Pendant la plus grande partie de cette première année, Goriot avait souvent dîné dehors une ou deux fois par semaine; puis, insensiblement, il en était arrivé à ne plus dîner en ville que deux fois par mois. Les petites parties fines du sieur Goriot convenaient trop bien aux intérêts de madame Vauquer pour quelle ne fût pas mécontente de lexactitude progressive avec laquelle son pensionnaire prenait ses repas chez elle. Ces changements furent attribués autant à une lente diminution de fortune quau désir de contrarier son hôtesse. Une des plus détestables habitudes de ces esprits lilliputiens est de supposer leurs petitesses chez les autres. Malheureusement,
à la fin de la deuxième année, monsieur Goriot justifia les bavardages dont il était lobjet, en demandant à madame Vauquer de passer au second étage, et de réduire sa pension à neuf cents francs. Il eut besoin dune si stricte économie quil ne fit plus de feu chez lui pendant lhiver. La veuve Vauquer voulut être payée davance; à quoi consentit monsieur Goriot, que dès lors elle nomma le père Goriot. Ce fut à qui devinerait les causes de cette décadence. Exploration difficile! Comme lavait dit la fausse comtesse, le père Goriot était un sournois, un taciturne. Suivant la logique des gens à tête vide, tous indiscrets parce quils nont que des riens à dire, ceux qui ne parlent pas de leurs affaires en doivent faire de mauvaises. Ce négociant si distingué devint donc un fripon, ce galantin fut un vieux drôle. Tantôt, selon Vautrin, qui vint vers cette époque habiter la Maison-Vauquer, le père Goriot était un homme qui allait à la Bourse et qui, suivant une expression assez énergique de la langue financière, carottait sur les rentes après sy être ruiné. Tantôt cétait un de ces petits joueurs qui vont hasarder et gagner tous les soirs dix francs au jeu. Tantôt on en faisait un espion attaché à la haute police; mais Vautrin prétendait quil nétait pas assez rusé pour en être. Le père Goriot était encore un avare qui prêtait à la petite semaine, un homme qui nourrissait des numéros à la loterie. On en faisait tout ce que le vice, la honte, limpuissance engendrent de plus mystérieux. Seulement, quelque ignobles que fussent sa conduite ou ses vices, laversion quil inspirait nallait pas jusquà le faire bannir: il payait sa pension. Puis il était utile, chacun essayait sur lui sa bonne ou mauvaise humeur par des plaisanteries ou par des bourrades. Lopinion qui paraissait plus probable, et qui fut généralement adoptée, était celle de madame Vauquer. À lentendre, cet homme si bien conservé, sain comme son œil et avec lequel on pourrait avoir encore beaucoup dagrément, était un libertin qui avait des goûts étranges. Voici sur quels faits la veuve Vauquer appuyait ses calomnies.