Soissy, Gentilly; aller au spectacle à sa guise, en loge, sans attendre les billets dauteur que lui donnaient quelques-uns de ses pensionnaires, au mois de juillet: elle rêva tout lEldorado des petits ménages parisiens. Elle navait avoué à personne quelle possédait quarante mille francs amassés sou à sou. Certes elle se croyait, sous le rapport de la fortune, un parti sortable. «Quant au reste, je vaux bien le bonhomme!» se dit-elle ne se retournant dans son lit, comme pour sattester à elle-même des charmes que la grosse Sylvie trouvait chaque matin moulés en creux.
Dès ce jour, pendant environ trois mois, la veuve Vauquer profita du coiffeur de monsieur Goriot, et fit quelques frais de toilette, excusés par la nécessité de donner à sa maison un certain décorum en harmonie avec les personnes honorables qui la fréquentaient. Elle sintrigua beaucoup pour changer le personnel de ses pensionnaires, en affichant la prétention de naccepter désormais que les gens les plus distingués sous tous les rapports. Un étranger se présentait-il, elle lui vantait la préférence que monsieur Goriot, un des négociants les plus notables et les plus respectables de Paris, lui avait accordée. Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait: MAISON-VAUQUER. «Cétait, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables sur la vallée des Gobelins (on lapercevait du troisième étage), et un joli jardin, au bout duquel sétendait une allée de tilleuls.» Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus lui amena madame la comtesse de lAmbermesnil, femme de trente-six ans, qui attendait la fin de la liquidation et le règlement dune pension qui lui était due, en qualité de veuve dun général mort sur les champs de bataille. Madame Vauquer soigna sa table, fit du feu dans les salons pendant près de six mois, et tint si bien les promesses de son prospectus, quelle y mit du sien. Aussi la comtesse disait-elle à madame Vauquer, en lappelant chère amie, quelle lui procurerait la baronne de Vaumerland et la veuve du colonel comte Picquoiseau, deux de ses amies, qui achevaient au Marais leur terme dans une pension plus coûteuse que ne létait la Maison-Vauquer. Ces dames seraient dailleurs fort à leur aise quand les Bureaux de la Guerre auraient fini leur travail. «Mais, disait-elle, les Bureaux ne terminent rien.» Les deux veuves montaient ensemble après le dîner dans la chambre de madame Vauquer, et y faisaient de petites causettes en buvant du cassis et mangeant des friandises réservées pour la bouche de la maîtresse. Madame de lAmbermesnil approuva beaucoup les vues de son hôtesse sur le Goriot, vues excellentes, quelle avait dailleurs devinées dès le premier jour; elle le trouvait un homme parfait.
Ah! ma chère dame, un homme sain comme mon œil, lui disait la veuve, un homme parfaitement conservé, et qui peut donner encore bien de lagrément à une femme.
La comtesse fit généreusement des observations à madame Vauquer sur sa mise, qui nétait pas en harmonie avec ses prétentions. «Il faut vous mettre sur le pied de guerre», lui dit-elle. Après bien des calculs, les deux veuves allèrent ensemble au Palais-Royal, où elles achetèrent, aux Galeries de Bois, un chapeau à plumes et un bonnet. La comtesse entraîna son amie au magasin de La Petite Jeannette, où elles choisirent une robe et une écharpe. Quand ces munitions furent employées, et que la veuve fut sous les armes, elle ressembla parfaitement à lenseigne du Bœuf à la mode. Néanmoins elle se trouva si changée à son avantage, quelle se crut lobligée de la comtesse, et, quoique peu donnante, elle la pria daccepter un chapeau de vingt francs. Elle comptait, à la vérité, lui demander le service de sonder Goriot et de la faire valoir auprès de lui. Madame de lAmbermesnil se prêta fort amicalement à ce manège, et cerna le vieux vermicellier avec lequel elle réussit à avoir une conférence; mais après lavoir trouvé pudibond, pour ne pas dire réfractaire aux tentatives que lui suggéra son désir particulier de le séduire pour son propre compte, elle sortit révoltée de sa grossièreté.
Mon ange, dit-elle à sa chère amie, vous ne tirerez rien de cet homme-là! Il est ridiculement défiant, cest un grippe-sou, une bête, un sot, qui ne vous causera que du désagrément.
Il y eut entre monsieur Goriot et madame de lAmbermesnil des choses telles que la comtesse ne voulut même plus se trouver avec lui. Le lendemain, elle partit en oubliant de payer six mois de pension, et en laissant une défroque prisée cinq francs. Quelque âpreté que madame Vauquer mît à ses recherches, elle ne put obtenir aucun renseignement dans Paris sur la comtesse de lAmbermesnil.
Elle parlait souvent de cette déplorable affaire, en se plaignant de son trop de confiance, quoiquelle fût plus méfiante que ne lest une chatte; mais elle ressemblait à beaucoup de personnes qui se défient de leurs proches, et se livrent au premier venu. Fait moral, bizarre, mais vrai, dont la racine est facile à trouver dans le cœur humain. Peut-être certaines gens nont-ils plus rien à gagner auprès des personnes avec lesquelles ils vivent; après leur avoir montré le vide de leur âme, ils se sentent secrètement jugés par elles avec une sévérité méritée; mais, éprouvant un invincible besoin de flatteries qui leur manquent, ou dévorés par lenvie de paraître posséder les qualités quils nont pas, ils espèrent surprendre lestime ou le cœur de ceux qui leur sont étrangers, au risque den déchoir un jour. Enfin il ya des individus nés mercenaires qui ne font aucun bien à leurs amis ou à leurs proches, parce quils le doivent; tandis quen rendant service à des inconnus, ils en recueillent un gain damour-propre: plus le cercle de leurs affections est près deux, moins ils aiment; plus il sétend, plus serviables ils sont. Madame Vauquer tenait sans doute de ces deux natures, essentiellement mesquines, fausses, exécrables.