De , ce 26 août 17**.
Lettre XLIV. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil
Partagez ma joie, ma belle amie ; je suis aimé ; jai triomphé de ce cœur rebelle. Cest en vain quil dissimule encore ; mon heureuse adresse a surpris son secret. Grâce à mes soins actifs, je sais tout ce qui mintéresse : depuis la nuit, lheureuse nuit dhier, je me retrouve dans mon élément ; jai repris toute mon existence ; jai dévoilé un double mystère damour et diniquité : je jouirai de lun, je me vengerai de lautre ; je volerai de plaisirs en plaisirs. La seule idée que je men fais me transporte au point que jai quelque peine à rappeler ma prudence ; que jen aurai peut-être à mettre de lordre dans le récit que jai à vous faire. Essayons cependant.
Hier même, après vous avoir écrit ma lettre, jen reçus une de la céleste dévote. Je vous lenvoie ; vous y verrez quelle me donne, le moins maladroitement quelle peut, la permission de lui écrire : mais elle y presse mon départ, et je sentais bien que je ne pouvais le différer trop longtemps sans me nuire.
Tourmenté cependant du désir de savoir qui pouvait avoir écrit contre moi, jétais encore incertain du parti que je prendrais. Je tentai de gagner la femme de chambre, et je voulus obtenir delle de me livrer les poches de sa Maîtresse, dont elle pouvait semparer aisément le soir, et quil lui était facile de replacer le matin, sans donner le moindre soupçon. Joffris dix louis pour ce léger service : mais je ne trouvai quune bégueule, scrupuleuse ou timide, que mon éloquence ni mon argent ne purent vaincre. Je la prêchais encore, quand le souper sonna. Il fallut la laisser ; trop heureux quelle voulût bien me promettre le secret, sur lequel même vous jugez que je ne comptais guère.
Jamais, je neus plus dhumeur. Je me sentais compromis ; et je me reprochai, toute la soirée, ma démarche imprudente.
Retiré chez moi, non sans inquiétude, je parlai à mon chasseur, qui, en sa qualité damant heureux, devait avoir quelque crédit. Je voulais, ou quil obtînt de cette fille de faire ce que je lui avais demandé, ou au moins quil sassurât de sa discrétion ; mais lui, qui dordinaire ne doute de rien, parut douter du succès de cette négociation, et me fit à ce sujet une réflexion qui métonna par sa profondeur.
« Monsieur sait sûrement mieux que moi, me dit-il, que coucher avec une fille, ce nest que lui faire faire ce qui lui plaît : de là à lui faire faire ce que nous voulons, il y a souvent bien loin. »
Le bon sens du Maraud quelquefois mépouvante[15].
« Je réponds dautant moins de celle-ci, ajouta-t-il, que jai lieu de croire quelle a un amant, et que je ne la dois quau désœuvrement de la campagne. Aussi, sans mon zèle pour le service de Monsieur, je naurais eu cela quune fois. » (Cest un vrai trésor que ce garçon ! ) « Quant au secret », ajouta-t-il encore, « à quoi servira-t-il de le lui faire promettre, puisquelle ne risquera rien à nous tromper ? Lui en reparler ne ferait que lui mieux apprendre quil est important, et par là lui donner plus denvie den faire sa cour à sa maîtresse. »
Plus ces réflexions étaient justes, plus mon embarras augmentait. Heureusement le drôle était en train de jaser ; et comme javais besoin de lui, je le laissais faire. Tout en me racontant son histoire avec cette fille, il mapprit que, comme la chambre quelle occupe nest séparée de celle de sa maîtresse que par une simple cloison, qui pouvait laisser entendre un bruit suspect, cétait dans la sienne quils se rassemblaient chaque nuit. Aussitôt je formai mon plan ; je le lui communiquai, et nous lexécutâmes avec succès.
Jattendis deux heures du matin ; et alors je me rendis, comme nous en étions convenus, à la chambre du rendez-vous, portant de la lumière avec moi et sous le prétexte davoir sonné plusieurs fois inutilement. Mon confident, qui joue ses rôles à merveille, donna une petite scène de surprise, de désespoir et dexcuse, que je terminai en lenvoyant me faire chauffer de leau, dont je feignis avoir besoin ; tandis que la scrupuleuse chambrière était dautant plus honteuse, que le drôle qui avait voulu renchérir sur mes projets lavait déterminée à une toilette que la saison comportait, mais quelle nexcusait pas.
Comme je sentais que plus cette fille serait humiliée, plus jen disposerais facilement, je ne lui permis de changer ni de situation ni de parure ; et après avoir ordonné à mon valet de mattendre chez moi, je massis à côté delle sur le lit qui était fort en désordre, et je commençai ma conversation. Comme javais besoin de garder lempire que la circonstance me donnait sur elle, je conservai un sang-froid qui eût fait honneur à la continence de Scipion, et sans prendre la plus petite liberté avec elle, ce que pourtant sa fraîcheur et loccasion semblaient lui donner le droit despérer, je lui parlai daffaires aussi tranquillement que jaurais pu faire avec un procureur.
Mes conditions furent que je garderais fidèlement le secret, pourvu que le lendemain, à pareille heure ou à peu près, elle me livrât les poches de sa maîtresse. « Au reste, ajoutai-je, je vous avais offert dix louis hier ; je vous les promets encore aujourdhui. Je ne veux pas abuser de votre situation. » Tout fut accordé, comme vous pouvez croire et je me retirais, quand je maperçus que mon valet avait emporté mon flambeau au lieu du sien, ce qui donna occasion à une gaîté de ma part. Je priai la belle de me conduire et méclairer. Elle voulut faire au moins auparavant un commencement de toilette : mais je lassurai quaprès ce qui venait de se passer, nous pouvions être sans façon et, tant bien que mal, il lui fallut se prêter à cette plaisanterie. Elle vint ainsi jusques chez moi, et là, je la remis à son tendre amant, en permettant à lheureux couple daller réparer le temps perdu.
Jemployai le mien à dormir ; et à mon réveil, voulant trouver un prétexte pour ne pas répondre à la lettre de ma belle avant davoir visité ses papiers, ce que je ne pouvais faire que la nuit suivante, je me décidai à aller à la chasse, où je restai presque tout le jour.
A mon retour, je fus reçu assez froidement. Jai lieu de croire quon fut un peu piqué du peu dempressement que je mettais à profiter du temps qui me restait ; surtout après la lettre plus douce que lon mavait écrite. Jen juge ainsi, sur ce que Mme de Rosemonde mayant fait quelques reproches sur cette longue absence, ma belle reprit avec un peu daigreur : « Ah ! ne reprochons pas à M. de Valmont de se livrer au seul plaisir quil peut trouver ici. » Je me plaignis de cette injustice, et jen profitai pour assurer que je me plaisais tant à être avec ces Dames, que jy sacrifiais une lettre très intéressante que javais à écrire. Jajoutai que, ne pouvant trouver le sommeil depuis plusieurs nuits, javais voulu essayer si la fatigue me le rendrait ; et mes regards expliquaient assez et le sujet de ma lettre, et la cause de mon insomnie. Jeus soin davoir toute la soirée une douceur mélancolique, qui me parut réussir assez bien, et sous laquelle je masquai limpatience où jétais de voir arriver lheure qui devait me livrer le secret quon sobstinait à me cacher. Enfin nous nous séparâmes, et quelque temps après, la fidèle femme de chambre vint mapporter le prix convenu de ma discrétion.
Une fois maître de ce trésor, je procédai à linventaire avec la prudence que vous me connaissez : car il était important de remettre tout en place. Je tombai dabord sur deux lettres du mari, mélange indigeste de détails de procès et de tirades damour conjugal, que jeus la patience de lire en entier, et où je ne trouvai pas un mot qui eût rapport à moi. Je les replaçai avec humeur : mais elle sadoucit, en trouvant sous ma main les morceaux de ma fameuse lettre de Dijon, soigneusement rassemblés. Heureusement il me prit fantaisie de la parcourir. Jugez de ma joie, en y apercevant les traces bien distinctes des larmes de mon adorable dévote. Je lavoue, je cédai à un mouvement de jeune homme, et baisai cette lettre avec un transport dont je ne me croyais plus susceptible. Je continuai lheureux examen ; je retrouvai toutes mes lettres de suite, et par ordre de dates ; et ce qui me surprit plus agréablement encore, fut de trouver la première de toutes, celle que je croyais mavoir été rendue par une ingrate, fidèlement copiée de sa main ; et dune écriture altérée et tremblante, qui témoignait assez la douce agitation de son cœur pendant cette occupation.