– Les filles de dix-sept ans n’ont-elles pas toujours des expériences personnelles qu’elles gardent pour elles-mêmes, même si elles ne subissent pas toutes les mêmes choses que Hannah ?
– Oui, dit Jessie. Je voulais juste m’assurer que tu ne faisais pas énigmatiquement allusion à quelque chose de spécifique.
– Non. Je sais seulement que Hannah est allée voir la psychologue, la docteure Banane.
– La docteure Lemmon, corrigea Jessie en essayant de ne pas rire.
– D’accord, d’accord. Je savais que c’était un nom de fruit. Et puis, tu as aussi demandé à Garland Moses de l’examiner.
– Tu savais que c’était lui hier soir ?
– Je suis un très bon inspecteur. De plus, tu lui as attribué une sonnerie spécifique et tu as dit « Bonjour, Garland » quand il a appelé. Donc, j’en suis sûr.
– Donc, ça n’a pas grand-chose à voir avec tes capacités, n’est-ce pas ? dit-elle pour le taquiner.
– De toute façon, répondit-il sans la laisser détourner la conversation, je me suis dit qu’elle pourrait peut-être apprécier une occasion de bavarder avec une personne qui ne lui parle pas d’un point de vue professionnel, comme, tu sais, une grande sœur.
Jessie se rendit compte qu’il avait raison. Elles s’entendaient formidablement bien, ces derniers temps, elle et Hannah. Cependant, à la plupart des moments où elles pouvaient se distraire ensemble, Ryan était là. Il était un excellent médiateur, mais il pouvait aussi empêcher involontairement Hannah d’aborder des sujets trop lourds avec Jessie. Si elles passaient un peu de temps entre sœurs, Hannah en viendrait peut-être à s’ouvrir, en supposant qu’elle en ressente le besoin.
– Ryan Hernandez, dit-elle, se sentant soudain joyeuse contre toute attente vu l’état de son véhicule, tu n’es ni la personne la plus idiote ni la moins perspicace que je connaisse.
– Euh … merci.
– Tu as aussi un joli cul.
Elle l’entendit s’étrangler sur la boisson dont il venait de prendre une gorgée. Contente d’elle-même, elle raccrocha.
*
Hannah fut clairement et agréablement surprise quand Jessie alla la chercher directement à l’école. Elle devint extrêmement enthousiaste quand elle apprit qu’elles allaient s’arrêter acheter de la glace en retournant à la maison.
– Pourquoi ne travailles-tu pas ? finit-elle par demander à contrecœur quand elles commandèrent leurs cornets dans une boutique proche de l’appartement.
– Je ne suis pas occupée pour l’instant, dit Jessie, et je voulais passer du temps avec toi. Tu sais, sans ce mec dégueulasse.
– Dégueulasse, ce n’est pas le premier mot qui me vient en tête quand je pense à ton petit ami, dit Hannah.
– Fais attention, dit Jessie en faisant semblant de la réprimander. Nous ne sommes pas forcées de partager tous nos sentiments dès que nous les ressentons.
Hannah sourit, visiblement amusée d’avoir réussi à embarrasser sa sœur.
– Je ne savais pas que les filles de tueurs en série avaient la permission de partager des sentiments, dit-elle d’un air songeur.
Jessie essaya de ne pas bondir trop avidement sur l’opportunité qui se présentait à elle.
– En théorie, nous n’en avons pas le droit, répondit-elle sèchement. Selon la version officielle, nous sommes censées être des automates froids et sans émotion qui essaient pour la forme d’imiter le comportement des êtres humains normaux. Arrives-tu bien à suivre ces règles ?
– Très bien, en fait, répondit Hannah en jouant le jeu. Ça semble me venir tout naturellement. S’il existait une sorte de championnat professionnel, je crois que je serais une excellente participante.
– Moi aussi, convint Jessie en léchant son cornet de glace à la menthe et aux pépites de chocolat. Tu serais probablement la tête de série numéro un du tournoi. Sans me vanter, je crois que je serais une très bonne deuxième tête de série moi-même.
– Tu rigoles ? demanda Hannah en avalant une grande quantité de glace. Tu es au mieux une remplaçante.
– Pourquoi ? demanda Jessie.
– Tu exprimes de l’affection pour les autres. Tu as des amitiés sincères. Tu vis une vraie relation avec une personne à laquelle tu sembles tenir. C’est presque comme si tu étais un être humain normal.
– Presque ?
– Eh bien, soyons honnête, Jessie, dit Hannah. Tu considères encore presque toutes tes interactions avec une personne comme une possibilité de la profiler. Tu te plonges dans ton travail pour éviter les communications difficiles dans ta vie personnelle. Tu te comportes comme une biche qui craint que tous ceux qu’elle rencontre soient des chasseurs envoyés pour l’abattre. Donc, tu n’es pas complètement normale.
– Ouah, dit Jessie, à la fois impressionnée et un peu perturbée par la perspicacité de sa sœur. Tu devrais peut-être devenir profileuse. Rien ne t’échappe.
– Effectivement, ajouta Hannah, tu essaies aussi de minimiser les vérités désagréables en formulant des commentaires narquois.
Jessie sourit admirativement.
– Bien vu, dit-elle. Si tu es aussi consciente de notre immaturité émotionnelle commune, est-ce que cela signifie que les séances avec la docteure Lemmon portent leurs fruits ?
Hannah leva les yeux au ciel pour suggérer à Jessie qu’elle trouvait que sa tentative de détournement de la conversation était particulièrement maladroite.
– Cela signifie que je suis consciente de mes problèmes, pas forcément que je suis capable de les résoudre. Je veux dire, depuis combien de temps vas-tu la voir ?
– Euh … Comme j’ai trente ans, maintenant, ça fait presque dix ans, dit Jessie.
– Et tu es encore torturée, signala Hannah. Ça ne me rend pas très optimiste.
Jessie ne put s’empêcher de rire.
– Tu ne m’as pas connue à cette époque, dit-elle. Par rapport à ce que j’étais à vingt ans, je suis l’image même d’une personne en bonne santé mentale.
Hannah sembla y réfléchir tout en prenant une bouchée de son cornet.
– Donc, tu dis que, dans dix ans, je pourrai moi aussi avoir un petit ami beaucoup trop beau pour moi ? demanda-t-elle.
– Qui recourt aux commentaires narquois pour éviter les vérités émotionnelles gênantes, maintenant ? demanda Jessie.
Hannah lui tira la langue.
Jessie rit à nouveau puis lécha à nouveau sa glace. Elle décida de ne plus insister. Hannah s’était plus ouverte qu’elle ne s’y était attendue. Jessie ne voulait pas que cette conversation prenne une tournure parentale conventionnelle.
De plus, elle considérait que, si Hannah acceptait d’admettre qu’elle était vraiment en décalage avec les autres, c’était un bon signe. Les inquiétudes que partageaient Garland et la docteure Lemmon étaient peut-être exagérées. Elle n’avait peut-être aucune raison de craindre constamment que sa demi-sœur soit une tueuse en série en cours de formation. Cette fille n’était peut-être qu’une adolescente qui avait été connu l’enfer et essayait d’en trouver la sortie non sans maladresse.
Regardant Hannah s’essuyer un filet de chocolat du menton, ce fut ce qu’elle décida de croire.
Au moins pour le moment.
CHAPITRE HUIT
Morgan Remar était épuisée.
Son vol de retour de la conférence des Services Sociaux d’Austin était arrivé en retard. Elle était tellement fatiguée qu’elle avait somnolé quand son mari, Ari, l’avait remmenée de l’aéroport. Quand ils étaient arrivés dans leur maison du quartier de West Adams près du centre-ville de Los Angeles, il avait été plus de 23 h.
Elle avait rendez-vous le lendemain matin avec Jessie Hunt, l’amie profileuse de Kat, et elle voulait passer une nuit de sommeil digne de ce nom avant. Bien sûr, cela avait été presque impossible ces derniers temps.
Depuis son évasion, qui remontait maintenant à plus de deux semaines, elle se réveillait au moins trois fois par nuit, parfois en criant, toujours en sueur. Elle ne pouvait s’empêcher de sentir l’odeur de pin de la penderie dans laquelle elle avait été détenue pendant cinq jours. Elle sursautait à chaque fois qu’une porte claquait ou qu’une voiture klaxonnait. Elle craignait que revivre son expérience pour l’amie de Kat ne fasse qu’exacerber ces symptômes.