Adèle laissa sa valise contre le cadre de la porte, et posa son sac d’ordinateur portable par terre.
– La personne qui a choisi ce vol m’a imposé une escale de trois heures à Londres, expliqua-t-elle. Ensuite, il a fallu un certain temps pour récupérer la voiture – nous avons dû traverser tout l’aéroport. Quelqu’un de plus mesquin pourrait croire qu’elle l’a fait exprès juste pour me mettre en rogne.
Robert fronça les sourcils.
– Elle ? Avec qui Foucault t’a-t-il fourrée ?
Au lieu de répondre, Adèle traversa la pièce et tendit les bras pour enlacer l’homme qui lui rendait plusieurs centimètres. Elle n’était pas particulièrement grande, mais elle dépassait tout de même Robert de quelques centimètres. Elle serra son ancien mentor dans ses bras et sentit de la chaleur monter dans sa poitrine. Il était plus petit que dans ses souvenirs. Presque… frêle. Bien que Robert ait teint ses cheveux et sa moustache, Adèle ne pouvait pas se défaire de l’idée qu’il vieillissait. Elle s’écarta de son vieil ami et sourit à nouveau.
– D’après ce que je comprends, on va travailler dans ton bureau, lança-t-elle.
Robert lui tapota l’épaule de manière réconfortante.
– Oui, il est tout à toi.
Il désigna le bureau avec la plaque dorée.
– Tu l’as fait installer près de la fenêtre. J’apprécie le geste.
– Je me souviens que tu avais aimé la vue la dernière fois que tu étais ici, répondit Robert en haussant les épaules.
Il baissa la main et se réinstalla sur sa propre chaise de bureau, qui gémit discrètement sous son poids. Il poussa un doux soupir.
– Est-ce que ça va ? demanda Adèle.
Robert hocha la tête et esquissa un geste dédaigneux, écartant toutes les autres questions.
– Oui, bien sûr. Ma vieille carcasse n’est plus aussi souple qu’avant. J’ai bien peur de ne pas pouvoir t’accompagner sur le terrain.
Adèle resta évasive :
– C’est ce que je pensais. On a juste besoin de quelqu’un pour avoir une vue d’ensemble et nous permettre de prendre du recul.
Robert ne souriait plus. Son regard s’assombrit soudain.
– Tu n’es pas malade, n’est-ce pas ? s’exclama Adèle.
Elle se surprit elle-même, mais elle ne put s’empêcher de poser la question.
Robert sourit et secoua la tête.
– Non, pas que je sache. Au fait… (Il tapota la surface de son bureau du bout des doigts, puis jeta un coup d’œil à l’écran d’ordinateur en face de lui). Je suis en train de m’améliorer avec l’informatique. J’ai encore du mal avec les mails. Mais je me suis dit, diantre, pour ton bien…
Il laissa sa phrase en suspens, sans la quitter des yeux.
Adèle ressentit un élan de gratitude. Elle savait à quel point Robert méprisait la technologie. Malgré le nombre d’émojis qu’il utilisait dans ses textos, il s’était entêté à refuser de reconnaître l’avènement des ordinateurs. Pourtant, elle avait demandé à Interpol d’inclure Robert dans son équipe. C’était le marché qu’elle avait passé avec Mme Jayne lors de la signature du contrat.
À ce moment-là, elle avait eu vent de rumeurs selon lesquelles la DGSI tentait de mettre Robert sur le carreau – en le forçant à prendre sa retraite. Elle ressentit une bouffée de colère. L’idée que quelqu’un prenne le poste de Robert lui semblait absurde. La DGSI avait créé la division des homicides, en partie grâce à ses efforts. Il s’était fait un nom dans d’autres agences bien avant la création même de la DGSI, qui avait attiré de nombreuses nouvelles recrues. Adèle respectait la plupart des agents qui travaillaient pour les agences de renseignement françaises, mais il n’y en avait aucun qu’elle respectait plus que Robert. Il était intelligent et intuitif, et il se trompait rarement. Lors de la dernière affaire sur laquelle elle avait travaillé à Paris, il avait insisté sur le fait que le tueur avait les cheveux roux et sur sa vanité. Elle en avait douté, mais en fin de compte, la déduction s’était avérée exacte.
Pourtant, elle se souvenait encore de la réaction du directeur Foucault. Son froncement de sourcils lorsqu’elle avait demandé de faire appel à Robert. L’agence essayait de réduire le personnel. Mais maintenant, son implication dans l’unité opérationnelle d’Interpol laissait Foucault pieds et poings liés.
– J’ai besoin de toi, dit-elle simplement. Tu es le meilleur dans ton domaine.
Robert secoua la tête, en soupirant comme il le faisait souvent.
– Je ne sais pas si c’est vrai, ma chère, murmura-t-il d’une voix soudain mal assurée.
– C’est vrai. Ne t’inquiète pas pour les ordinateurs, tu vas t’en sortir. J’en suis sûre. Nous avons juste besoin de quelqu’un avec qui communiquer, pour coordonner les opérations à partir d’ici. Je n’aurai accepté personne d’autre à ce poste.
Robert acquiesça à nouveau, l’expression toujours morose.
– Je suis vieux, Adèle. Je sais que je n’en ai peut-être pas l’air. (Il passa une main dans ses cheveux teints). Mais cette agence, cet endroit, je pense que c’est pour les jeunes maintenant.
Adèle se renfrogna.
– Pourquoi me dis-tu de telles choses ?
Robert lui fit un signe de la main.
– Ça n’a pas d’importance. Je te suis reconnaissant. Si tu ne m’avais pas demandé, j’aurais probablement été congédié de l’agence la semaine suivante.
Le regard d’Adèle flamboya.
– Tu crois ? Quelqu’un t’a-t-il dit qu’ils essayaient de se débarrasser de toi ?
Robert nia du chef.
– Je suis enquêteur. Je ne suis pas fait pour être coincé derrière un bureau. Parfois on se contente de savoir.
– Tu penses trop. Tu es inestimable – fais-moi confiance. Et d’ailleurs, si tu pars, je pars aussi.
Robert sourit à cette remarque et s’étira les mains.
– Très bien. Les ordinateurs ne sont pas mon fort, mais je ferai de mon mieux. Mais tu ne m’as toujours pas dit qui était ton co-équipier ? John ?
Il leva imperceptiblement les sourcils. Les commissures de ses lèvres s’étaient légèrement relevées, mais Adèle secoua longuement la tête.
– L’Agent Paige, déclara-t-elle avec la gravité d’un juge rendant sa sentence.
Robert la fixa du regard.
Elle haussa les épaules.
Il continua à la dévisager.
– Je ne l’ai pas demandé, précisa-t-elle.
– Sophie Paige ?
Adèle jeta un coup d’œil en direction de la porte pour vérifier que le couloir était vide, puis elle hocha la tête.
– On dirait qu’elle en était à peu près aussi heureuse que moi.
– Foucault ne connaît-il pas votre passif ? demanda Robert en élevant la voix.
– Ça ira, le rassura Adèle sur un ton feutré. Je ne sais pas ce que sait ou ignore le directeur. Mais voilà la situation.
– Et John ? s’enquit Robert.
Adèle agita la main, comme si l’idée ne lui avait pas traversé l’esprit.
– Tu veux dire l’agent Renée ? Eh bien, je pense qu’il travaille sur une autre affaire. C’est ce que Paige a dit.
Les sourcils parfaitement épilés de Robert ressemblaient maintenant aux nuages sombres menaçants d’un ciel avant un orage.
– Paige, grogna-t-il. Maintenant je comprends pourquoi Foucault ne m’a rien dit.
Adèle hésita. Quelque chose dans son ton la déstabilisait.
– Que veux-tu dire ?
Mais Robert continuait de contempler ses doigts et Adèle dut répéter la question. Il leva enfin les yeux vers elle.
– Oh, enfin, rien. Évidemment, il connaît notre relation. Et Paige n’a pas vraiment été la plus chaleureuse envers toi depuis l’incident.
Adèle marqua une pause, en examinant son ancien mentor. Elle savait que Robert prendrait son parti. Mais elle percevait quelque chose dans sa voix. Quelque chose derrière son froncement de sourcils qu’elle ne comprenait pas bien.
– T’es-tu querellé avec Paige depuis que mon départ ? demanda-t-elle lentement.
– Querellé ? Non. (Il laissa sa phrase en suspens comme s’il allait la compléter, mais il sembla décider le contraire et secoua rapidement la tête, en entrelaçant ses doigts). Non, rien de tout cela. Mais je suis sûr que vous pouvez réussir à être professionnelles toutes les deux, non ?