– Et vous dites que les gens ont voté pour ça ? s’étonna-t-il.
Susan secoua de nouveau la tête, avec énergie cette fois.
– Nous pensons qu’il y a eu fraude électorale et suppression de bulletins à grande échelle dans au moins cinq États, tous des États pivots. C’est pourquoi je dis qu’ils ont truqué l’élection.
Luke commençait à avoir une vue d’ensemble du puzzle, mais il manquait encore des pièces.
– Vous voulez que j’enquête là-dessus ? C’est la raison pour laquelle vous m’avez fait venir ici ? Il me semble qu’il y aurait des centaines d’autres…
– Non, le coupa-t-elle. Vous avez raison. Il y a des centaines d’autres personnes. Nous avons des analystes de données qui se penchent sur les machines de vote. Nous avons des enquêteurs qui interrogent les gens sur les suppressions de bulletins, en particulier dans les circonscriptions noires du Sud rural. Et, bien qu’indirectes et empiriques, les preuves sont déjà assez solides. On n’a vraiment pas besoin que vous meniez une enquête.
Sa réponse le déconcertait, voire l’agaçait un brin. Il s’était isolé en haute montagne afin de régler ses problèmes personnels. Se lancer un défi. Défier Dieu de le tuer. Peut-être même trouver un peu de clarté.
À présent Luke était de retour à Washington DC, où il s’était fait engueuler par son fils et prendre de haut par son ex-belle-mère. Il était englué dans les embouteillages et subissait des contrôles de sécurité. Il s’était rasé la barbe et fait couper les cheveux. Il était de retour parmi les humains ordinaires, avec leurs intérêts et leurs soucis. Lorsqu’il était soldat au combat, on appelait ça « retour au monde » – un endroit où il n’avait vraiment pas envie d’être.
– Alors qu’est-ce que je fais ici ? demanda-t-il.
– Je n’en sais rien encore, répondit-elle. Mais je sais que j’ai besoin de vous. J’ai fait un acte sans précédent en refusant la passation de pouvoir. Ce n’est jamais arrivé dans l’histoire de l’Amérique. Ça peut rapidement devenir très chaud par ici, et il n’y a pas tellement de personnes en qui j’ai confiance dans mon administration. Je veux dire totalement, à cent pour cent, sans le moindre doute. Quelques-unes, oui, mais pas tant que ça. (Elle tendit le doigt vers lui.) Et vous. Au début de mon mandat de présidente, vous avez sauvé ce pays bien des fois. Vous m’avez sauvé la vie, et celle de ma fille. Vous avez peut-être empêché une guerre nucléaire. Puis vous avez disparu juste au moment où ça allait mieux. Je n’ai jamais rencontré d’autres hommes comme vous, Luke. Vous êtes fait pour les intempéries, c’est le moins qu’on puisse dire. Et j’ai l’impression qu’une tempête se prépare.
Fait pour les intempéries.
Il ne l’avait jamais entendu exprimé de cette façon. Mais bien sûr, c’était vrai – elle l’avait bien cerné, mieux que Becca ne l’avait jamais fait. Mieux qu’il ne l’avait jamais fait lui-même. Il n’était pas seulement fait pour ça, il vivait pour ça. Quand le temps était au beau fixe, il s’ennuyait. Il s’éloignait. Il partait à la recherche d’un ouragan dans lequel se perdre.
– Alors que voulez-vous que je fasse ?
– Restez à portée de vue. Installez-vous dans la résidence de la Maison-Blanche pour le moment. On peut vous donner un titre officiel : garde du corps personnel, stratège du renseignement, n’importe quoi. C’est un peu bizarre, mais peu importe. Chuck Berg est toujours à la tête du détachement sécurité interne du Secret Service. Il vous connaît et vous respecte. Il y a plein de chambres disponibles. Vous pouvez occuper la chambre Lincoln si vous voulez. Quelques célébrités y ont séjourné. Le chanteur du groupe de rock Zero Hour et sa femme y ont dormi il y a quelques semaines. Des gens sympas – le gars n’a rien à voir avec son personnage de scène. Il a fait beaucoup d’actions caritatives en Afrique, il a financé des systèmes de filtration d’eau, ce genre de choses. (Elle reprit son souffle avant de continuer.) Évidemment, la Maison-Blanche a été complètement refaite il y a deux ans, donc Lincoln lui-même n’a pas réellement dormi dans la nouvelle chambre Lincoln, mais…
Luke avait l’impression qu’elle déblatérait à présent, telle une fillette tentant d’expliquer quelque chose d’important à un adulte en tournant autour du pot.
– Vous voulez un doudou, trancha-t-il. C’est pourquoi je suis là.
– Oui, acquiesça-t-elle. J’en avais un quand j’étais petite. Il était tout doux avec une figure tissée de gentil dinosaure, qui au fil du temps s’est estompée en un flou verdâtre. Je l’avais appelé Petite Couverture. Mon Dieu, ce truc me manque.
Luke éclata de rire. On aurait dit l’aboiement d’un chien. C’était bon de rire. Il ne se rappelait plus la dernière fois que c’était arrivé.
– Petite Couverture, hein ?
– C’est ça. Petite Couverture.
Était-elle en train de lui demander autre chose ? Il n’aurait su le dire. Mince, la résidence de la Maison-Blanche ? Ce serait un surclassement par rapport à la chambre au Marriott qu’ils lui avaient louée la nuit dernière.
– Okay, dit-il. Je vais le faire.
CHAPITRE HUIT
20:26, heure normale de l’Est
Sud de Canal Street
Chinatown, New York
– Okay, aboya Kyle Meiner. On va leur tomber dessus. Alors écoutez bien !
Kyle était accroupi à l’arrière d’un long fourgon noir qui tressautait sur les nids-de-poule et les ornières des rues de la ville. Il parcourut ses hommes du regard – huit gars costauds serrés les uns contre les autres. Tous étaient musclés, des rats de gymnase. Il n’y en avait pas un ici qui ne soit capable de faire un développé-couché à 225, ou 300 au squat. Tout le monde tapait au moins dans la créatine et quelques-uns prenaient des stéroïdes, de l’hormone de croissance humaine, voire des trucs plus exotiques – c’était des mecs sérieux. Chacun d’eux avait une coupe en brosse ou le crâne rasé.
Le corps de Kyle était comme les leurs, en un peu plus massif si c’était possible. Ses bras étaient des pythons, ses jambes des troncs d’arbres. Des veines saillaient sur ses biceps, dans son cou, sur son front, sa poitrine, partout. Kyle faisait dans les veines.
Les veines, c’était le sang. Les veines, c’était le pouvoir.
Il y avait cinq autres fourgons comme celui-ci, en convoi, et Kyle pouvait se vanter d’être sur le point de lâcher dans les rues quarante à cinquante militants purs et durs. Sur les T-shirts noirs à manches longues, moulant des abdos et poitrines musclées, étaient imprimés en blanc les mots GATHERING STORM2. Les lettres évoquaient des os humains et dégoulinaient d’éclaboussures sanglantes.
Des yeux durs rendirent à Kyle son regard. Ces hommes formaient la pointe acérée de la lance.
– Je veux voir aucune arme dehors, expliqua-t-il. Pas de couteaux, pas de matraques, et ça va barder si je vois un flingue. Pas de coups-de-poing américains. Si vous avez quoi que ce soit sur vous, vous le laissez dans le fourgon. Pigé ?
Quelques gars grommelèrent.
– Quoi ? Je vous entends pas !
Les ronchonnements s’accrurent.
– C’est un rassemblement et un défilé, les gars. Pas un combat de rue. Si ça vire à la bagarre, okay. Défendez-vous les uns les autres. Jetez les petits cocos contre les murs, je m’en tape. Mais sachez que quand les flics viendront, s’ils vous trouvent armés, c’est un crime. On a des avocats en accès direct, prêts à se mouiller, mais si vous vous faites arrêter pour possession d’arme, vous serez pas sortis ce soir, et sans doute pas avant longtemps. Je veux que ce soit bien clair pour vous. Je veux voir personne incarcéré. C’est mauvais pour vous et ça donne une mauvaise image de l’organisation. Pigé ? Dites-le !
– Pigé ! cria quelqu’un.
– Yo !
– On a compris, mec.
Kyle sourit.
– Bien. Maintenant, allons botter quelques culs.
Les pancartes étaient empilées à l’arrière. La plupart clamaient L’Amérique est à nous ! L’une d’elles disait Les Chinetoques dehors ! C’était celle de Kyle. Si ses hommes formaient la pointe de la lance, lui était la goutte de poison tout au bout.