Il avait 39 ans, et était organisateur chez Gathering Storm depuis deux ans tout juste. C’était un boulot de rêve pour lui. Où recrutait-il ? Dans les salles de muscu, presque exclusivement. Gold’s Gym, Planet Fitness, YMCA. Des lieux où traînaient de grands types costauds, des gars qui en avaient juste assez. Assez de la censure. Assez de la police de la pensée. Assez de voir les bons jobs partir à l’étranger. Assez du mélange des races.
Assez de cette religion du multiculturalisme dont on leur bourrait le mou.
Si on avait dit à Kyle, cinq ans plus tôt, qu’il allait rassembler des groupes d’hommes – les meilleurs, les plus durs, les plus agressifs des jeunes Blancs qu’il pouvait trouver – et qu’ils allaient faire craindre le Seigneur aux gens qui entraînaient ce pays vers le bas… qu’ils allaient restaurer la grandeur de l’Amérique… et qu’il allait être payé pour le faire ? Eh bien, Kyle aurait trouvé ça complètement idiot.
Et pourtant, il en était là.
Et ses gars aussi.
Et leur chef venait d’être élu président des États-Unis.
Il n’y avait que de la lumière droit devant, et ils allaient parcourir un long, long chemin. Et tous ceux qui se dresseraient devant eux, qui tenteraient de les arrêter ou même de les ralentir – toute cette engeance serait fauchée. C’était comme ça.
Les portes arrière du fourgon s’ouvrirent et les gars sautèrent dans la rue, attrapant leurs pancartes au passage. Kyle fut le dernier. Il s’avança dans la rue, et la nuit parut rayonner autour de lui. Il faisait froid – il neigeait même un peu – mais Kyle était trop enragé pour le sentir. La rue étroite était bordée d’immeubles de quatre étages. Toutes les enseignes étaient en chinois, méli-mélo de charabia sans aucun sens, illisible, incompréhensible.
Était-ce toujours l’Amérique ? Un peu que ça l’était. Et les gens parlaient anglais ici.
Des fourgons garés en file s’éjectaient de gros balèzes blancs en T-shirts noirs, en une masse bondissante et confuse. Ils étaient une force d’invasion, comme des Vikings lors d’un raid sur la côte. Ils brandissaient leurs pancartes comme des haches de combat. Ils avaient le sang chaud.
Une foule de petits Asiatiques surpris les regardaient… comment ?
Choqués ? Horrifiés ? Effrayés ?
Oh oui, tout ça à la fois.
Le premier slogan s’éleva, un peu mou au goût de Kyle, mais il ferait l’affaire pour un début :
– L’Amérique… est à nous !
Les gars se mirent en voix et le volume monta d’un cran.
– L’AMÉRIQUE… EST À NOUS !
Kyle banda les muscles de ses bras, du haut du dos, des épaules et des jambes. C’était un rassemblement, d’accord, c’était ce qu’il avait dit à ses hommes. Mais il espérait que ça dégénère. Il retenait sa rage depuis un bon bout de temps, estimait-il.
Les rassemblements c’était bien, mais en fait il voulait juste éclater quelques têtes.
Son souhait fut exaucé dans les deux minutes. Tandis que les manifestants marchaient dans la rue, à une quinzaine de mètres devant lui, une bousculade éclata.
Un Stormer attrapa un Chinois par les épaules et le balança dans un étalage de livres de poche. Le Chinois s’affala sur l’étalage qui s’écroula aussitôt. Deux autres Chinois sautèrent sur le Stormer. Kyle se mit à courir. Il lâcha sa pancarte et fonça dans la foule.
Il abattit un Chinois d’un coup de poing, puis se rua sur un groupe d’entre eux, cognant à la volée. Ses poings brisèrent des os.
Et – il le savait – ce n’était qu’un début.
CHAPITRE NEUF
21:15
Ocean City, Maryland
– M’a pas l’air super ici, observa Luke.
L’ascenseur était tout en moquette et parois de verre. Une longue double ligne de boutons garnissait un panneau métallique. Il capta son reflet dans le miroir de sûreté concave fixé à un angle supérieur. Il renvoyait une image de lui-même étrange et déformée, comme dans une baraque de foire, en total décalage avec son reflet sur les parois de verre. Celles-ci montraient un homme de haute taille, dans la force de l’âge, en forme, de profondes pattes d’oie au coin des yeux et quelques traces de gris dans ses courts cheveux blonds. Ses yeux paraissaient vieux.
En les fixant, il se vit tout à coup lui-même en très vieil homme, solitaire et craintif. Il était seul dans ce monde – plus seul que jamais. Il lui avait fallu pas moins de deux ans pour s’en rendre compte, d’une façon ou d’une autre. Sa femme était morte. Ses parents avaient disparu depuis longtemps. Son fils était remonté contre lui. Il n’avait personne dans la vie.
Un peu plus tôt, dans la voiture, juste avant qu’il n’entre dans cet ascenseur, il avait ressorti l’ancien numéro de portable de Gunner. Il était certain que Gunner avait toujours le même numéro. Le garçon l’aura conservé même après avoir emménagé chez ses grands-parents, même après avoir acquis le tout dernier iPhone. Luke en était sûr : Gunner gardait son ancien numéro parce qu’il désirait plus que tout avoir des nouvelles de son père.
Luke avait envoyé un bref SMS à ce vieux numéro : Gunner, je t’aime.
Puis il avait attendu. Et attendu. Rien. Le message était parti dans le vide, sans aucun retour. Luke ne savait même pas si c’était le bon numéro.
Comment en était-il arrivé là ?
Il n’eut pas le temps de réfléchir à la réponse. L’ascenseur donnait directement sur le palier de l’appartement. Il n’y avait pas de couloir ni d’autres portes que les doubles portes devant lui – qui s’ouvrirent sur Mark Swann.
Luke le dévisagea. Grand et mince, avec de longs cheveux couleur sable et des lunettes rondes à la John Lennon. Il s’était fait une queue de cheval. Il avait vieilli en deux ans. Il était plus gros qu’avant, surtout au niveau de l’abdomen. Son visage et son cou semblaient plus épais. Son T-shirt portait les mots SEX PISTOLS sur le devant, en lettres façon demande de rançon. Il portait un blue-jean et des baskets Converse All-Star à damier jaune et noir.
Swann souriait, mais Luke percevait sans mal sa tension. Swann n’était pas heureux de le voir. Il avait l’air d’avoir mangé du poisson pas frais.
– Luke Stone, dit-il. Entre.
Luke se souvenait de l’appartement. Il était vaste et hypermoderne. De conception ouverte, il comportait deux niveaux avec un plafond à six mètres au-dessus de leurs têtes. Un escalier en acier et câbles montait à l’étage, qu’il rejoignait par une passerelle. Là se trouvait un salon meublé d’un grand canapé blanc. La dernière fois, une peinture abstraite était accrochée derrière le canapé – des taches rouges et noires folles et furieuses d’un mètre cinquante de large – dont Luke ne se souvenait que vaguement. En tout cas, elle avait disparu.
Les deux hommes se serrèrent la main, puis s’étreignirent avec maladresse.
– Albert Helu ?
C’était le nom d’emprunt sous lequel Swann possédait l’appartement. Ce dernier haussa les épaules.
– Si tu veux. Tu peux m’appeler Al. C’est comme ça qu’on m’appelle dans le coin. Tu veux une bière ?
– Ouais. Merci.
Swann s’éclipsa dans la cuisine par une porte battante.
Sur sa droite, Luke distinguait le poste de commande de Swann. Il n’avait guère changé. Une cloison en verre le séparait du reste de l’appartement. Un grand fauteuil en cuir trônait devant un bureau sous lequel s’étalait une rangée de tours d’ordinateurs, et sur lequel se dressaient trois écrans plats. Des câbles rampaient par terre comme des serpents.
Sur le mur du fond, face au canapé, était fixée une télé plate géante dont la taille faisait bien la moitié d’un écran de cinéma. Le son était coupé. Sur l’écran, une douzaine de voitures et fourgons de police stationnaient dans une rue, leurs gyrophares clignotant dans la nuit. Cinquante flics se tenaient en rang. Des rubalises jaunes de la police étaient tendues en plusieurs endroits. Une foule considérable s’amassait derrière les rubalises et s’étendait dans le quartier.