Elle se gara dans le petit parking et sortit d’un bond, puis attrapa ses sacs dans le coffre. Elle était épuisée, prête à rentrer et à se reposer.
Mais alors qu’elle approchait, elle réalisa que le repos n’était pas quelque chose qu’elle allait obtenir de sitôt. Parce que même de là elle pouvait entendre les bruits des conversations joyeuses et d’un débat tumultueux. Elle pouvait aussi entendre le bruit d’un concert, des violons, pianos et accordéons.
Une clochette au-dessus de la porte tinta quand elle entra pour trouver un petit pub sombre, avec un vieux papier peint cramoisi et plusieurs tables rondes en bois. L’endroit était rempli à ras bord de gens, bières à la main. Ils la regardèrent comme s’ils pouvaient dire sur-le-champ qu’elle n’était pas à sa place ici, qu’elle n’était pas seulement une touriste, mais une Américaine.
Keira se sentit un peu dépassée par le choc culturel.
« Que puis-je faire pour vous ? », dit une voix masculine avec un accent prononcé que Keira put difficilement comprendre.
Elle se tourna vers le bar pour voir un vieil homme debout derrière. Il avait un visage rabougri et une touffe de cheveux gris qui poussait du milieu d’un crâne autrement chauve.
« Je suis Keira Swanson », dit Keira en s’approchant de lui. « Du magazine Viatorum. »
« Je ne peux pas vous entendre ! Parlez plus fort ! »
Keira éleva la voix sur fond de musique folklorique jouée en live et répéta son nom. « J’ai une chambre réservée ici », ajouta-t-elle quand l’homme ne fit que la regarder avec un froncement de sourcils. « Je suis une rédactrice d’Amérique. »
Finalement, l’homme parut comprendre qui elle était et pourquoi elle était là.
« Bien sûr ! », s’exclama-t-il, et un sourire s’étira sur son visage. « Du papier avec le nom latin chic. »
Il avait une aura chaleureuse, très grand-père, et Keira se sentit se détendre à nouveau.
« C’est celui-là », confirma-t-elle.
« Je suis Orin », dit-il. « Je suis le propriétaire du Saint Paddy. Je vis ici aussi. Et c’est pour vous. » Tout à coup, une pinte de Guinness fut posée sur le bar en face de Keira. « Un accueil traditionnel du Saint Paddy. »
Keira fut prise de court. « Je ne suis pas tellement une buveuse », dit-elle en riant.
Orin lui jeta un coup d’œil. « Vous l’êtes pendant que vous êtes dans le comté de Clare, ma fille ! Vous êtes là pour vous laisser aller tout comme le reste des habitants. Et de toute façon, nous devons trinquer à votre bon voyage ! Merci à la Vierge Marie. » Il fit un signe de croix sur sa poitrine.
Keira se sentit un peu timide en acceptant la Guinness et en prenant une gorgée du liquide fort et crémeux. Elle n’avait jamais goûté de Guinness auparavant et la saveur ne lui était pas particulièrement agréable. Après seulement une gorgée, elle fut certaine qu’elle ne serait pas capable de finir la pinte entière.
« Tout le monde », cria Orin aux clients du pub, « c’est le reporter américain ! »
Keira ne savait plus où se mettre, alors que tout le pub se retournait et commençait à applaudir, à pousser des acclamations comme si elle était une sorte de célébrité.
« Nous sommes tellement excités que vous soyez ici ! », dit une femme aux cheveux frisés. Elle se pencha un peu trop près et sourit un peu trop largement au goût de Keira. Puis, d’une voix plus basse, elle ajouta : « Il se pourrait que vous vouliez essuyer votre moustache de Guinness. »
Sentant ses joues brûler d’embarras, Keira essuya rapidement la mousse de sa lèvre supérieure. Une seconde plus tard, une autre des clientes du pub se fraya un passage, jouant des coudes avec d’autres sur son chemin — sans que personne ne semble s’en soucier. Elle renversa un peu de son verre quand elle trébucha. « J’ai hâte de lire votre texte ! »
« Oh, merci », dit Keira en haussant les épaules. Il ne lui était pas venu à l’esprit que les personnes locales voudraient lire ce qu’elle avait écrit à leur sujet. Cela pourrait rendre toute cette approche cynique un peu plus difficile à trouver.
« Alors qu’est-ce qui vous a donné envie d’être journaliste ? », dit l’homme à côté d’elle.
« Je ne suis qu’une chroniqueuse », dit Keira en rougissant, « pas un reporter. »
« Juste une chroniqueuse ? », s’exclama l’homme, qui parlait fort et cherchait à attirer l’attention des autres autour de lui. « Vous entendez ça ? Elle dit qu’elle est juste une chroniqueuse. Eh bien, je peux à peine tenir un stylo, donc vous êtes un génie en ce qui me concerne. »
Tout le monde rit. Keira but nerveusement de petites gorgées de Guinness. L’hospitalité irlandaise était plus que la bienvenue, mais c’était aussi un choc culturel, et elle se surprit à avoir un mouvement de recul, en pensant à la myriade de façons dont elle pouvait étriller cet endroit dans son article.
« Je vais vous montrer votre chambre », dit finalement Orin, une fois qu’elle eut réussi à boire presque la moitié de la pinte de Guinness.
Elle le suivit dans un étroit escalier grinçant et le long d’un couloir au tapis élimé qui sentait fortement la poussière. Keira marcha silencieusement et prit tout cela en note, construisant des phrases cinglantes dans sa tête tout en observant le décor suranné. Les murs étaient décorés de photographies décolorées et encadrées d’anciennes équipes de football locales, et Keira sourit quand elle vit que la majorité des joueurs partageaient le même nom de famille, O’Sullivan. Elle prit une photo discrète de l’équipe de football en noir et blanc et l’envoya à Zach avec la légende : M. O’Sullivan a dû être un reproducteur prolifique.
« Voilà », dit Orin en ouvrant une porte, puis il la fit entrer.
La chambre était horrible. Bien que grande, avec un lit double et une énorme fenêtre, elle était affreusement décorée. Le papier peint était en quelque sorte couleur pêche, taché par endroits comme s’il avait été marqué par des années d’empreintes de mains sales. Le lit était recouvert d’une mince couette, qui était matelassée mais pas de la manière engageante d’une maison de campagne, plutôt comme la naufragée d’un magasin de fripes.
« C’est la chambre avec le bureau », dit Orin, souriant avec fierté, et il désigna un petit bureau en bois sous la fenêtre. « Pour quand vous écrirez. »
Keira rougit. Elle était intérieurement horrifiée à l’idée de rester dans la pièce crasseuse pendant un mois entier, mais elle réussit à articuler un reconnaissant, « Merci ». Voilà pour avoir pensé qu’elle pourrait faire contre mauvaise fortune bon cœur pendant un mois !
« Voulez-vous prendre un peu de temps pour vous installer avant de rencontrer Shane ? », demanda Orin.
Keira fronça les sourcils, confuse. « Qui est Shane ? »
« Shane Lawder. Votre guide touristique. Pour le festival », expliqua Orin.
« Bien sûr », dit Keira, en se souvenant que dans ses notes Heather avait mentionné qu’il y aurait un guide touristique. « Oui, s’il vous plaît, j’aimerais rencontrer Shane. » Elle n’avait aucune envie de passer une minute de plus dans la pièce, aussi laissa-t-elle tomber son sac sur le lit et redescendit l’escalier grinçant.
« Shane ! », cria Orin en reprenant son poste derrière le bar.
À la surprise de Keira, ce fut le violoniste qui répondit. Il posa son instrument – bien que le groupe de musiciens avec lequel il jouait continua comme si de rien n’était – et approcha.
Sous sa barbe hirsute, Keira pouvait voir qu’il avait une mâchoire ciselée. En fait, s’il n’y avait pas eu les cheveux, qui avaient désespérément besoin d’être coupés, et les vêtements dépenaillés, Shane aurait plutôt été beau. Keira se sentit coupable d’avoir pensé une telle chose, d’autant plus qu’avec Zach la situation était délicate et précaire en ce moment, mais elle pensa à la devise de Bryn : Il n’y rien de mal à regarder.
« Vous ne ressemblez pas beaucoup à un Joshua », dit Shane en lui serrant la main.