Quand elle avait reçu Sophia à dîner, elle avait eu besoin de toute sa maîtrise d'elle-même pour ne pas réagir. Il avait fallu qu'elle évite de trahir ce qu'elle ressentait à la vue de ce visage ou à l'idée que Sebastian comptait l'épouser.
Le fait que son fils cadet soit parti à la recherche de la fille compliquait la situation. D'habitude, c'était Sebastian le fils le plus stable, le plus intelligent, le plus consciencieux. De beaucoup de façons, il serait meilleur roi que son frère mais ce n'était pas comme ça que ces choses fonctionnaient. Non, son rôle était de vivre paisiblement, de faire ce qu'on lui ordonnait, pas de s'enfuir pour aller faire ce qu'il voulait.
“J'ai une autre chose qu'il faudrait aussi que tu fasses”, dit la Douairière. Elle commença à se promener lentement dans le jardin, forçant Rupert à la suivre comme un chien son maître. Cela dit, dans ce cas-ci, Rupert était un chien de chasse et c'était elle qui allait fournir la piste.
“Ne m'as-tu pas déjà donné assez à faire, Mère ?” demanda-t-il. Sebastian n'aurait pas protesté. En fait, il n'avait jamais protesté contre quoi que ce soit, mis à part contre ce qui comptait le plus.
“Tu causes moins de problèmes quand tu es occupé”, dit la Douairière. “De toute façon, c'est le genre de tâche où ta présence pourrait vraiment se révéler utile. Ton frère a agi de façon émotive quand il s'est enfui comme ça. Je pense qu'il n'acceptera de revenir que si c'est son frère qui l'y invite.”
Rupert rit à cette idée. “Vu la façon dont il est parti, il faudra un régiment pour le ramener.”
“Dans ce cas, prends-en un”, répliqua sèchement la Douairière. “Tu as une mission : fais ce qu'il faut. Emmène les hommes dont tu as besoin. Retrouve ton frère et ramène-le.”
“En parfait état, bien sûr ?” dit Rupert.
La Douairière plissa les yeux en entendant Rupert prononcer ces paroles. “C'est ton frère, Rupert. Pour qu'il réintègre la sécurité du foyer, tu ne lui feras pas plus de mal qu'il ne sera nécessaire.”
Rupert baissa le regard. “Bien sûr, Mère. Tant qu'on y est, voudriez-vous que je fasse une troisième chose ?”
Dans la façon dont Rupert formula sa requête, un détail rendit la Douairière perplexe. Elle se tourna vers son fils.
“A quoi pensais-tu ?” demanda-t-elle.
Rupert sourit et fit un signe de la main. De l'autre extrémité du jardin, une silhouette portant les robes d'un prêtre commença à approcher. Quand il s'arrêta à quelques pas, il baissa la tête avec un profond respect.
“Mère,” dit Rupert, “puis-je vous présenter Kirkus, secrétaire adjoint de la grande prêtresse de la Déesse Masquée ?”
“C'est Justina qui t'envoie ?” demanda la Douairière en utilisant délibérément le prénom de la grande prêtresse pour rappeler à cet homme à qui il parlait maintenant.
“Non, votre majesté”, dit le prêtre, “mais il y a un problème d'une très grande importance.”
La Douairière poussa un soupir à cette idée. Selon son expérience, pour les prêtres, les problèmes de grande importance étaient surtout les donations à leurs temples et le besoin de punir les pécheurs qui, apparemment, n'était pas assez affligés par la loi ou des demandes d'intervention dans les affaires de leurs frères de l'autre rive du Knifewater. Justina avait appris à ne pas embêter la reine avec ces problèmes mais il arrivait que ses subalternes s'affairent autour de la reine et l'irritent comme des guêpes vêtues de noir.
“Cela vaut la peine de l'écouter, Mère”, dit Rupert. “Il passe du temps à la cour depuis un certain temps pour qu'on lui accorde une audience. Vous vouliez savoir où j'étais juste avant ? J'étais à la recherche de Kirkus que voici parce que je pensais qu'il faudrait peut-être que vous écoutiez ce qu'il a à dire.”
Cela suffit pour que la Douairière décide d'écouter le prêtre. Tout ce qui incitait Rupert à penser à autre chose qu'aux femmes de la cour était digne de son attention, du moins pour un court moment.
“Très bien”, dit-elle. “Qu'as-tu à dire, secrétaire adjoint ?”
“Votre Majesté”, dit l'homme, “il s'est produit une attaque extrêmement violente contre notre Maison des Oubliées, puis contre les droits de la prêtrise.”
“Tu t'imagines que je ne suis pas au courant ?” répliqua la Douairière. Elle se tourna vers Rupert. “C'est ça, tes nouvelles ?”
“Votre majesté”, insista le prêtre, “la fille qui a tué nos bonnes sœurs n'a pas été jugée. En fait, elle a trouvé refuge dans une des Compagnies Libres, chez les hommes de Lord Cranston.”
Le nom de la compagnie intéressa quelque peu la Douairière.
“La compagnie de Lord Cranston a récemment été très utile”, dit la Douairière. “Ses soldats ont aidé à repousser un commando ennemi de nos côtes.”
“Est-ce que —”
“Tais-toi”, dit sèchement la Douairière, interrompant la protestation de l'homme. “Si Justina s'en souciait vraiment, elle évoquerait le problème. Rupert, pourquoi m'as-tu parlé de ça ?”
Son fils sourit comme un requin. “Parce que j'ai posé des questions, Mère. J'ai été très minutieux.”
Cela signifiait qu'il avait torturé quelqu'un. Était-ce vraiment le seul moyen que connaissait son fils pour faire avancer les choses ?
“Je crois que la fille que Kirkus recherche est la sœur de Sophia”, dit Rupert. “Certains des survivants de la Maison des Oubliés ont parlé de deux sœurs, dont l'une essayait de sauver l'autre.”
Deux sœurs. La Douairière déglutit. Oui, ça correspondait, n'est-ce pas ? Ses informations avaient surtout concerné Sophia mais, si l'autre était en vie elle aussi, elle pourrait être tout aussi dangereuse, sinon plus, d'après ce qu'elle avait réussi à faire jusqu'ici.
“Merci, Kirkus”, réussit-elle à dire. “Je vais m'occuper de cette situation. Laisse-moi en discuter avec mon fils, je te prie.”
Quand il entendit son ton péremptoire, l'homme s'en alla sans plus attendre. La reine essaya de réfléchir à la question. Ce qu'il fallait faire était évident. La question, c'était tout simplement de trouver comment le faire. Elle réfléchit un moment … oui, ça pourrait fonctionner.
“Alors”, dit Rupert, “voulez-vous que je tue aussi la sœur ? J'imagine que nous devons éviter qu'une créature de ce genre cherche à se venger.”
Bien sûr, il s'imaginait qu'il ne s'agissait que de ça. Il ne connaissait ni le vrai danger que représentaient les deux filles ni les problèmes qui pourraient s'ensuivre si quelqu'un découvrait la vérité.
“Que proposes-tu de faire ?” dit la Douairière. “Arriver avec ton régiment et attaquer celui de Peter Cranston ? Si tu fais ça, je perdrai probablement un fils, Rupert.”
“Vous pensez qu'ils sont trop forts pour moi ?” répliqua-t-il.
La Douairière écarta la question d'un revers de la main. “Je pense qu'il existe une façon plus simple de s'y prendre. Comme la Nouvelle Armée rassemble ses forces, nous n'avons qu'à envoyer le régiment de Lord Cranston l'affronter. Si je choisis bien la bataille, nos ennemis subiront des pertes et, en même temps, la fille mourra et elle ne sera qu'une tombe sans nom de plus dans cette guerre.”
Rupert la regarda alors avec un genre d'admiration. “Eh bien, Mère, je ne savais pas que vous pouviez être aussi machiavélique.”
Effectivement, il ne le savait pas parce qu'il n'avait pas vu les choses qu'elle avait faites pour conserver le peu de pouvoir qu'il lui restait. Il s'était battu contre des rebelles mais il n'avait vu ni les guerres civiles ni les choses qu'il avait été nécessaire de faire quand elles s'étaient terminées. Rupert s'imaginait probablement qu'il était un homme sans limite mais la Douairière avait découvert à la dure qu'elle ferait tout ce qu'il faudrait pour que sa famille conserve le trône.
De toute façon, ce n'était pas la peine de penser à cela. Tout serait bientôt fini. Sebastian serait de retour dans le giron familial, Rupert aurait vengé son humiliation et les deux filles qui auraient dû avoir péri longtemps auparavant se retrouveraient six pieds sous terre sans laisser de trace.