Cette fois-ci, il n'y aucune exclamation. Peut-être les gens ne pouvaient-ils plus être choqués parce qu'ils avaient dépassé le stade du choc. Rupert avança jusqu'au cercueil.
“Voilà, Mère”, dit-il. “J'ai votre couronne. Je vais me marier et, demain, je vais sauver votre royaume. Est-ce assez pour vous ? Hein ?”
Une partie de Rupert s'attendait à une sorte de réponse, de signe. Il n'y eut rien, rien que le silence de la foule qui l'observait et la culpabilité profonde qui, d'une façon ou d'une autre, le taraudait encore.
CHAPITRE SIX
Depuis le balcon d'une maison de Carrick, le Maître des Corbeaux regardait ses armées qui se rassemblaient par les yeux de ses créatures. En le faisant, il sourit car il se sentait de plus en plus satisfait.
“Les pièces du jeu sont en place”, dit-il pendant que ses corbeaux lui montraient les navires qui se rassemblaient et les défenseurs qui se dépêchaient d'aller bâtir des barricades. “Maintenant, je vais les regarder mourir.”
Le coucher du soleil aux couleurs sanglantes reflétait son humeur du jour, comme les cris qui montaient de la cour qui s'étendait sous son balcon. Les exécutions du jour se poursuivaient à toute vitesse : deux hommes que l'on avait capturés alors qu'ils essayaient de déserter, un qui avait essayé de voler, une femme qui avait poignardé son mari. Ils étaient tous attachés à des poteaux pendant que les bourreaux travaillaient avec des épées et des garrots.
Les corbeaux descendaient sur eux. Il y avait probablement des gens qui pensaient que leur Maître appréciait la violence de ces moments. En vérité, elle ne lui faisait ni chaud ni froid; il ne voulait que le pouvoir que ces morts lui apportaient par l’intermédiaire de ses oiseaux.
Le Maître des Corbeaux regardait les commandants qui attendaient ses instructions. Il voulait voir si certains d'entre eux tressaillaient ou détournaient le regard des scènes qui se déroulaient dans la cour. La plupart ne le faisaient pas parce qu'ils avaient appris ce que l'on attendait d'eux. Cependant, un jeune officier déglutit en regardant. Il faudrait probablement le faire surveiller.
Pendant un moment ou deux, le Maître des Corbeaux concentra son attention sur les créatures qui décrivaient des cercles au-dessus d'Ashton. Alors qu'elles allaient et venaient, elles lui montraient l'étendue de la flotte qui avançait, la force qui s'en détachait pour essayer d'aller accoster plus loin. Un freux perché sur une des murailles de la ville lui montra un groupe d'hommes d'Ishjemme qui, déguisés en marchands, ouvraient un coffre d'armes qui était caché près du fleuve. Une corneille qui se tenait près du cimetière de la ville entendit des hommes parler de battre en retraite quand viendrait l'attaque et de laisser les nobles se débrouiller seuls.
Cette combinaison risquait d'affamer ses corbeaux. C'était inadmissible.
“Nous avons une tâche à accomplir”, dit-il aux hommes qui attendaient son bon vouloir quand il revint là où il était. “Suivez-moi.”
Il partit dans la maison, certain que les autres le suivraient. Les domestiques se sortaient précipitamment de leur chemin, effrayés par tous ces hommes puissants. Le Maître des Corbeaux ressentait leurs ressentiment et leur peur mais cela ne comptait pas pour lui. Ce n'était que la conséquence inévitable du règne d'un roi.
Dans la cour, les cris avaient cédé la place au silence que seule la mort pouvait apporter. Même la créature vivante la plus discrète qui soit dégageait le doux son de sa respiration, la palpitation de son cœur. Maintenant que les corps pendaient mollement aux poteaux, seul le croassement des corbeaux remplissait le silence.
“Il faut maintenir l'ordre”, dit le Maître des Corbeaux en regardant l'officier qui avait brièvement trahi son dégoût. “Nous sommes une machine composée de nombreuses pièces et chacune doit jouer son rôle. Maintenant qu'ils ont dépassé les limites, le rôle de ces trois-là est de nourrir les charognards.”
A présent, les corbeaux descendaient en plus grands nombres, s'installaient sur les cadavres encore frais et commençaient à s'en repaître. Le Maître des Corbeaux sentait déjà le pouvoir qui se répandait dans ses oiseaux grâce à ces morts, auxquelles venaient s'ajouter les centaines d'autres qui se produisaient tout le temps dans l'empire de la Nouvelle Armée. Il y avait même quelques-uns de ses oiseaux qui se nourrissaient dans le royaume de la Douairière.
“Il est temps de se montrer ferme”, dit-il en puisant dans ce pouvoir et en traçant des lignes argentées de conséquences dans son esprit. Chacune de ces lignes représentait une possibilité, un choix. Le Maître des Corbeaux n'avait aucun moyen de savoir laquelle deviendrait réalité; il n'était pas la femme de la fontaine ou un autre des véritables voyants extra-lucides. Cependant, il en voyait assez pour savoir où exercer son influence, où encourager les effets qu'il désirait obtenir.
Il se concentra sur les oiseaux qui battaient des ailes autour d'Ashton. Son esprit chercha les endroits où quelques mots bien placés pourraient obtenir un effet maximal et des corvidés de toutes les races descendirent du ciel pour les croasser.
Quand il l'ordonna, une corneille atterrit près du commandant de la garde d'Ashton et le contempla de ses yeux noirs.
“Il y a des hommes du nord sur le fleuve”, croassa-t-il quand le Maître des Corbeaux prononça les mots. “Il y a des hommes du nord sur le fleuve et ils sont déguisés en marchands.”
Il n'attendit pas pour regarder le choc de l'homme qui essayait de comprendre ce qui se passait. Le Maître des Corbeaux préféra tourner son attention vers un freux qui se trouvait dans le cimetière. Il le fit atterrir sur une pierre tombale près des apprentis conspirateurs qui prévoyaient de s'enfuir.
“Soyez courageux”, croassa son oiseau. “On vous regarde.”
Pour équilibrer la manœuvre, il envoya un autre oiseau à un homme qui se trouvait près d'une des murailles principales et lui fit croasser une prémonition de mort. Il sema le courage et la lâcheté, distribua vérités et mensonges en mélangeant les choses connues et les choses à moitié connues pour semer la confusion.
Tous ses oiseaux ne réussissaient pas leur tâche. Il envoya un merle à la fenêtre du Prince Rupert et la trouva fermée. Il envoya un corbeau vers les navires qui attendaient dans le port et il descendit vers le navire-amiral d'Ishjemme, où il trouva un jeune homme qui regardait vers le haut. Le Maître des Corbeaux connaissait ce jeune homme. C'était celui qui l'avait transpercé d'une épée à Ishjemme. Maintenant, il regardait fixement l'oiseau et sa main alla à sa ceinture, d'où il sortit un pistolet à une vitesse quasi-inhumaine …
“Maudits soient-ils !” grogna le Maître des Corbeaux en détournant son attention de l'oiseau juste à temps.
Il abandonna la flotte des envahisseurs et préféra de concentrer sur la ville, où il trouva des petites choses qui pouvaient donner aux hommes du courage ou leur en prendre, alimenter leur rage ou les rendre imprudents. Une de ses pies vola la bague de mariage d'une épouse pendant qu'elle lavait des verres puis la laissa tomber aux pieds du soldat auquel elle était mariée. Sans nul doute, l'homme passerait la bataille à se demander pourquoi la bague n'était pas au doigt de son épouse et s'il fallait qu'il rentre à la maison. Une corneille souleva une bougie allumée, la laissa tomber et mit le feu à une série de bâtiments abandonnés très inflammables.
“A eux de choisir s'ils veulent sauver leurs maisons des envahisseurs ou du feu”, dit-il.