— Mais c’est fini, dit April. Maman, c’est fini.
Elles s’assirent toutes deux sur le canapé. C’en était un nouveau : elles l’avaient acheté tout spécialement pour la maison et pour démarrer leur nouvelle vie.
— Je sais que c’est fini, dit Riley. Je sais que Peterson est mort. J’essaye de m’y habituer.
— Maman, tout va tellement mieux ! Tu n’as pas besoin de t’inquiéter tout le temps. Et je ne suis pas une gamine débile. J’ai quinze ans.
— Et tu es très intelligente, dit Riley. Je le sais. Je dois juste me le rappeler de temps en temps. Je t’aime, April. C’est pour ça que je suis un peu bizarre, parfois.
— Je t’aime aussi, Maman, dit April, mais arrête de t’inquiéter.
Pour le plus grand plaisir de Riley, April sourit. Elle avait été enlevée, retenue prisonnière et menacée avec un chalumeau. Pourtant, elle était redevenue une adolescente parfaitement normale. C’était sa mère qui avait du mal à lâcher prise.
Riley ne pouvait s’empêcher de se demander si les tristes souvenirs traînaient encore au fond de la mémoire de sa fille, prêts à se faire entendre à tout moment.
Quant à elle, elle comprit qu’elle avait besoin de parler à quelqu’un de ses peurs et de ses cauchemars. Dès que possible.
Chapitre six
Riley se balançait nerveusement sur sa chaise. Que voulait-elle dire à Mike Nevins ?
— Prends ton temps, dit le psychiatre en la couvant d’un regard inquiet.
Riley étouffa un rire sans joie.
— C’est justement ça, le problème, dit-elle. Je n’ai pas le temps. Je traîne les pieds. Il faut que je prenne une décision. Ça fait trop longtemps que je remets à plus tard. Tu m’as déjà vu si indécise ?
Mike ne répondit pas. Il se contenta de sourire.
Riley ne l’avait jamais vu comme ça. L’élégant psychiatre avait eu bien des rôles dans sa vie : celui d’un ami, d’un thérapeute et parfois même celui d’un mentor. Elle l’avait souvent appelé pour connaître son avis sur le profil d’un criminel. Cette fois, c’était différent. Elle l’avait contacté la veille, en rentrant de l’exécution, puis elle était venue ce matin.
— Quelles sont les différentes options ? demanda-t-il enfin.
— En gros, je dois décider de ce que je veux faire du reste de ma vie – enseigner ou retourner sur le terrain. Ou totalement autre chose.
Mike rit doucement.
— Attends une minute. Ne parlons pas du reste de ta vie. Parlons d’aujourd’hui, de maintenant. Meredith et Jeffreys veulent que tu prennes une affaire. Une seule. Ce n’est pas l’un ou l’autre pour le reste de ta vie. Personne n’a dit que tu devais renoncer à l’enseignement. Tu n’as que deux options très simples : oui ou non. Alors quel est le problème ?
Riley ne répondit pas. Elle ne savait pas quel était le problème. C’était pour cela qu’elle était venue.
— Je crois que quelque chose t’effraye, dit Mike.
Riley avala sa salive avec difficulté. Oui. Elle avait peur. Elle se refusait à l’admettre, même dans sa propre tête. Mike allait la faire parler.
— De quoi as-tu peur ? demanda Mike. Tu dis que tu as des cauchemars…
Riley ne répondit pas.
— Ça fait partie du stress post-traumatique, dit Mike. Tu as des visions, des souvenirs qui reviennent sous forme de flashs ?
Cette question ne surprit pas Riley. Après tout, Mike l’avait aidée plus que tout autre à s’en sortir.
Elle renversa sa tête sur le dossier de sa chaise et ferma les yeux. L’espace d’un instant, elle retourna dans la cage de Peterson et il la menaça avec la flamme de son chalumeau. Pendant des mois, après sa libération, ce souvenir avait trouvé le moyen de s’imposer à elle au moment où elle s’y attendait le moins.
Mais elle avait tué Peterson de ses propres mains. En fait, elle avait fait de son visage une bouillie à peine identifiable.
Si ce n’est pas ça, régler ses problèmes, je ne sais pas ce que c’est, pensa-t-elle.
Les souvenirs de sa captivité lui paraissaient maintenant impersonnels, comme si elle regardait défiler les images d’un film.
— Je vais mieux, dit-elle. Ça m’arrive moins souvent et ça dure moins longtemps.
— Et ta fille ?
La question ouvrit une entaille dans le cœur de Riley. Un écho de l’horreur qu’elle avait ressentie après l’enlèvement de April la heurta comme un coup de fouet. Elle entendait encore sa fille appeler à l’aide.
— Je pense que je n’ai pas tourné la page, dit-elle. Je me réveille en sueur, la peur au ventre. Je suis obligée d’aller voir dans sa chambre si elle est là.
— C’est pour ça que tu ne veux pas prendre une nouvelle affaire ?
Un frisson parcourut l’échine de Riley.
— Je n’ai pas envie de lui faire subir ça de nouveau.
— Cela ne répond pas à ma question.
— Non, je suppose que non…
Un silence.
— J’ai l’impression que tu ne me dis pas tout, dit Mike. Qu’est-ce qui te donne des cauchemars ? Qu’est-ce qui te réveille la nuit ?
Avec un sursaut, une terreur enfouie plus profondément refit surface.
Oui, il y avait quelque chose d’autre.
Même les yeux grands ouverts, elle voyait son visage – le visage poupin et d’une innocence grotesque de Eugene Fisk. Riley l’avait regardé droit dans ses petits yeux au moment de leur confrontation.
Il avait menacé Lucy Vargas avec un rasoir. Riley avait agité sous son nez ce qu’il redoutait le plus. Elle lui avait parlé des chaînes – les chaînes qu’il pensait responsables de son malheur, celles qui le poussaient à commettre des meurtres.
« Les chaînes ne veulent pas que vous preniez cette femme, lui avait dit Riley. Elle ne convient pas. Vous savez ce que les chaînes veulent vraiment. »
Les yeux brillants d’effroi, il avait hoché la tête, puis il s’était donné la mort.
Il avait tranché sa propre gorge sous les yeux de Riley.
A présent, assise dans le bureau de Mike Nevins, Riley s’en étouffait presque d’horreur.
— J’ai tué Eugene, hoqueta-t-elle.
— Le tueur aux chaînes, tu veux dire. Ce n’est pas le premier que tu as mis hors d’état de nuire.
C’était vrai. Elle avait déjà fait usage de la force. Mais, Eugene, c’était différent. Elle repensait souvent à sa mort. Elle n’en avait encore jamais parlé à personne.
— Je n’ai pas utilisé mon arme, ou un caillou, ou mes poings, dit-elle. Je l’ai tué avec ma compassion. Je me suis servi de mon intellect comme d’une arme létale. Ça me terrifie, Mike.
Mike hocha la tête.
— Tu sais ce que dit Nietzsche à propos de regarder dans l’abîme.
— L’abîme regarde aussi en toi, dit Riley. Mais j’ai fait plus que regarder dans l’abîme. J’y ai vécu. Au fil des années, l’abîme est presque devenu ma maison. Ça me terrifie, Mike. Un de ces jours, je vais y descendre et je ne pourrais plus jamais remonter. Qui sait de quoi je serais capable…
— Eh bien, dit Mike en se renversant sur son dossier. On avance…
Riley n’en était pas si sûre. Et elle n’était pas plus près de prendre une décision.
*
Quand Riley rentra à la maison, April dévala les escaliers à sa rencontre.
— Maman, viens m’aider ! Vite !
Riley suivit sa fille jusqu’à sa chambre. April avait ouvert une valise sur son lit. Des habits étaient éparpillés par terre et sur la couverture.
— Je ne sais pas quoi prendre ! Je ne suis jamais partie !
La joie paniquée de sa fille fit sourire Riley, qui s’attela à la tâche. April partait le lendemain avec sa classe d’Histoire des Etats-Unis : une semaine à Washington, DC.
Quand Riley avait signé les papiers, elle avait eu quelques scrupules. Peterson avait retenu April en otage non loin de Washington. Elle avait eu peur que le voyage ravive de mauvais souvenirs. Mais April faisait preuve d’une étonnante maturité, à l’école et en dehors. Ce voyage, c’était aussi une formidable opportunité.
Alors qu’elle taquinait April sur son manque d’organisation, Riley se rendit compte qu’elle s’amusait. L’abîme dont elle avait parlé à Mike lui parut soudain très loin d’ici. Il lui restait une vie en dehors de cet abîme. C’était une belle vie. Quoi qu’elle déciderait, elle ferait tout pour la protéger.
Gabriela les rejoignit.