Un mélange de fureur, d’horreur et d’incompréhension traversa Riley. Elle ne s’était pas préparée à ça. Derrick Caldwell avait choisi de lui consacrer ses derniers instants. Assise derrière cette vitre incassable, elle était impuissante, incapable d’y faire quoi que ce soit.
Elle l’avait rendu à la justice mais, à la fin de leur histoire, il avait eu sa revanche, de la plus écoeurante façon.
La main frêle de Gail saisit la sienne.
Mon Dieu, elle veut me consoler, pensa Riley.
Riley ravala sa nausée.
Caldwell posa une dernière question :
— Je vais sentir quand ça va commencer ?
Encore une fois, il n’y eut pas de réponse. Riley vit le liquide monter dans les tubes de l’intraveineuse. Caldwell prit plusieurs longues inspirations, avant de fermer les yeux comme pour s’endormir. Son pied droit trembla, puis s’immobilisa.
Au bout d’un moment, l’un des gardes pinça ses orteils. Il n’y eut aucune réaction. C’était un geste étrange. Riley comprit qu’il vérifiait que le sédatif avait bien fonctionné et que Caldwell était inconscient.
Le garde s’adressa alors à l’équipe derrière le rideau de plastique bleu. On injecta un autre liquide dans les tubes. Cette fois, le composé chimique arrêterait ses poumons. Dans quelques minutes, ce serait son cœur.
La respiration de Caldwell se mit à ralentir. Riley eut tout le temps de réfléchir à ce qu’elle était en train de regarder. Elle avait déjà fait usage de la violence. Etait-ce vraiment différent ? En service, elle avait tué plusieurs meurtriers.
Non, c’était différent. Cette exécution avait quelque chose d’étrangement clinique et programmé. Ce ne semblait pas correct. Les pensées de Riley défilèrent…
Je n’aurais pas dû laisser faire ça.
Elle savait qu’elle avait tort. Elle avait arrêté Caldwell avec professionnalisme, en suivant toutes les règles. Mais tout de même…
J’aurais dû le tuer moi-même.
Gail ne lui lâcha pas la main pendant dix longues minutes. Enfin, un membre de l’équipe prononça des mots que Riley n’entendit pas.
Un homme sortit de sa cachette derrière le rideau bleu et prit la parole d’une voix claire et forte, pour être entendu de tous les témoins :
— L’exécution s’est terminée avec succès à neuf heures sept du matin.
Le rideau tomba à nouveau devant la vitre. Les témoins avaient vu ce qu’ils étaient venus voir. Des gardiens les invitèrent à quitter la pièce aussi vite que possible.
Gail saisit à nouveau la main de Riley.
— Je suis désolée qu’il ait dit ce qu’il a dit.
Riley sursauta. Comment Gail pouvait-il s’inquiéter de l’état de Riley, dans un moment pareil, alors que la justice venait de rattraper le meurtrier de sa fille ?
— Comment allez-vous, Gail ? demanda-t-elle en se dirigeant d’un pas brusque vers la sortie.
Gail ne répondit pas tout de suite. L’expression de son visage était vide.
— C’est fait, dit-elle d’une voix froide. C’est fait.
Elles firent quelques pas dehors. La lumière matinale les éclaboussa. Devant le bâtiment, deux groupes distincts se faisaient entendre, derrière les cordons de sécurité. D’un côté, les gens fêtaient l’exécution de Caldwell en brandissant des pancartes aux slogans haineux, profanes ou obscènes. Ils jubilaient, pour des raisons évidentes. De l’autre côté, on protestait contre la peine de mort. Les militants étaient restés toute la nuit. Ils étaient beaucoup plus calmes.
Riley ne ressentait aucune compassion ou sympathie pour l’un ou l’autre groupe. Ils étaient là pour eux-mêmes, pour montrer leur indignation et leur vertu. Aux yeux de Riley, ils n’avaient rien à faire ici, parmi des gens dont la peine et le chagrin étaient réels.
Une nuée de journalistes les attendait entre les camionnettes de télévision. Une femme se précipita vers Riley, avec un micro et un caméraman.
— Agent Paige ? Vous êtes l’agent Paige ? demanda-t-elle.
Riley ne répondit pas. Elle essaya de contourner la journaliste.
Celle-ci la suivit à la trace.
— Il parait que Caldwell vous a adressé ses derniers mots. Un commentaire ?
D’autres journalistes s’approchèrent avec la même question. Riley serra les dents et se fraya un chemin. Elle réussit à se dégager. En trottinant jusqu’à sa voiture, elle repensa à Meredith et à Bill. Ils l’avaient suppliée de prendre cette nouvelle affaire. Et elle avait évité de leur donner une réponse claire.
Pourquoi ? se demanda-t-elle.
Elle venait de fuir des journalistes. Fuyait-elle Bill et Meredith également ? Fuyait-elle la personne qu’elle était en réalité ? Fuyait-elle ce qu’elle avait à faire ?
*
Riley referma avec soulagement la porte de sa maison. La mort à laquelle elle avait assistée l’avait laissée vide et le retour à Fredericksburg avait été long et fatiguant. Cependant, elle se rendit compte rapidement que quelque chose n’allait pas.
La maison était étrangement silencieuse. April aurait dû être rentrée de l’école. Et où était Gabriela ?
Riley jeta un coup d’œil dans la cuisine. La pièce était vide. Il y avait un mot sur la table.
Me voy a la tienda. Gabriela était partie faire les courses.
Riley se raccrocha au dossier d’une chaise pour ne pas tomber. Une fois, Gabriela était partie faire des courses, et April avait été enlevée devant la maison de son père.
Les ténèbres. Une flamme.
Riley monta quatre à quatre les marches de l’escalier.
— April ! cria-t-elle.
Pas de réponse. Personne dans les chambres. Personne dans le petit bureau.
Le cœur de Riley battit un peu plus fort contre ses côtes. Bien sûr, elle savait qu’elle n’était pas raisonnable, qu’elle n’avait pas les idées claires, mais son corps ne l’écoutait plus.
Elle dévala les escaliers et se précipita sur la terrasse.
— April ! hurla-t-elle.
Personne ne jouait dans le jardin des voisins. Pas un seul gosse en vue.
Riley se retint de crier à nouveau. Elle ne voulait que les voisins pensent qu’elle était folle. Pas tout de suite.
Elle attrapa d’un geste fébrile son téléphone portable dans sa poche et envoya un message à April.
Pas de réponse.
Riley retourna s’asseoir sur le canapé, la tête dans les mains.
Elle était enfermée sous le parquet, allongée par terre, dans l’obscurité.
Une petite lumière dansait vers elle. Elle aperçut sa grimace cruelle derrière le halo aveuglant. Mais venait-il pour elle ou pour April ?
Non, elle devait distinguer ce cauchemar de la réalité.
Peterson est mort, dit-elle avec conviction. Il ne nous fera plus rien, ni à moi, ni à April.
Elle s’obligea à se concentrer. Elle avait une nouvelle maison et une nouvelle vie. Gabriela était partie faire les courses. April ne devait pas être loin.
Sa respiration s’apaisa, mais Riley ne put se résoudre à se lever. Elle eut peur de hurler à nouveau.
Au terme de ce qui lui parut une éternité, Riley entendit la porte d’entrée s’ouvrir.
April entra en chantonnant.
Cette fois, Riley bondit sur ses pieds.
— Mais où tu étais, merde ?
April resta bouche bée.
— C’est quoi, ton problème, Maman ?
— Où tu étais ? Pourquoi tu n’as pas répondu à mon message ?
— Désolée, mon téléphone était en silencieux. Maman, j’étais chez Cécé. De l’autre côté de la rue. Quand on est descendues du bus, sa mère nous a proposé d’aller manger une glace.
— Comment j’étais censée le savoir ?
— Je ne pensais pas que tu rentrerais si tôt.
Riley s’entendit hurler, mais elle ne put se retenir :
— Je me fiche de ce que tu penses ! Tu dois toujours me dire…
Les larmes qui brillèrent dans les yeux de sa fille l’interrompirent.
Riley reprit son souffle. Elle fit un pas en avant et étreignit April. Le corps de sa fille, rigide de colère, se détendit lentement dans ses bras. Riley se rendit compte qu’elle pleurait également.
— Je suis désolée, souffla-t-elle. Je suis désolée. Mais après tout ce qu’on a vécu… toutes ces horreurs…