â Le circuit du Grand Ski-lift est trop loin de la vallée. Sur la Sierra, il y a des milliers de villages qui, au fil du temps, se sont tous dotés dâune belle petite installation pour accueillir le tourisme hivernal. Avec le temps, les villages ont construit des liaisons transversales et ont créé les circuits de vallées ; les circuits de vallées se sont à leur tour rassemblés et ont donné naissance aux consortiums de la Sierra. On en est déjà à parler de amas. Vous êtes au courant de ces initiatives, Monsieur ?
â Jâai lu des choses dans les publicités des journaux. Il me semble quâà certains endroits, on offre de longues traversées dâune vallée à lâautre en utilisant une sorte de super-forfait.
â Exactement ! Ce sont des circuits de montagne avec des remontées interconnectées. Quand le Professeur est arrivé au village pour assumer la charge de maire, il mâa embauché comme directeur des installations de Valle Chiara. Il mâa précisément parlé de ce Grand Réseau et de la façon dont il allait se développer. Dâaprès ses informations, les consortiums évoluaient toujours, et franchissaient les frontières nationales en intégrant dâautres chaînes de montagnes, dans toutes les directions. En substance, il semble quâen ce moment précis, personne nâa connaissance de lâextension réelle du réseau. Une immense toile dâaraignée, avec des sous-réseaux périphériques, des lignes abandonnées, des connexions sans issue, et ainsi de suiteâ¦
â Excusez-moi, Monsieur le directeur, mais pourquoi le maire, ou le professeur, comme vous dites, tenait tellement à relier le village à ce grand circuit ?
âEh bien, je vous donne la version officielle qui a permis à lâinitiative de voir le jour, avec lâaccord des gens du village. La connexion au Grand Ski-lift allait être une source de revenus pour cette vallée isolée. L'idée était donc de construire un téléphérique jusquâaux plateaux⦠bien que les plateaux soient encore loin du Grand Ski-lift. Mais pour le maire, ce dernier point était sans importance dans le succès de lâentreprise. Dâaprès ses calculs, un flux de trafic jusquâau Grand Circuit se créerait spontanément autour du terminal. Il serait une sorte « dâattracteur ».
Cette description laissa Oskar assez perplexe.
â Une connexion illégale au Grand Ski-lift⦠Des gros sous, câétait ça, le projet !
â Plus ou moins. En réalité, notre installation sâarrête sur le premier plateau, à plusieurs miles du glacier central. Il y a encore deux plaines dâaltitude à traverser, et croyez-moi, cela nâa rien dâaisé. D'autre part, vous vous rendez sûrement compte de la valeur que peut avoir une voie dâaccès au Grand Ski-lift. Vous y êtes déjà allé ?
â Non, jamais.
â Des milliers et des milliers de pistes, de vallées recouvertes par la neige, dâhôtels, et un nombre inimaginable de structures de loisirs. Le tout à disposition des clients.
â Mais il doit bien y avoir une procédure de contrôle dâaccès à ce Circuit ? demanda Oskar, abasourdi. Il doit falloir avoir une carte, il y a sûrement des contrôles permanents de la part du personnel des remontées.
âVous avez raison, mais cependant, dâaprès les recherches demandées par le Professeur, le Grand Ski-lift est devenu au fil des ans un système trop complexe. Je mâexplique : il semble quâil y ait actuellement des milliers de cartes en circulation, un type pour chaque village homologué par le Grand Ski-lift, et que chaque année plusieurs centaines de nouvelles cartes soient distribuées. Par ailleurs, le personnel de contrôle est réduit au minimum, à cause des frais de gestion.
Oskar essaya de se souvenir des contrôles effectués quand il allait skier, des années auparavant. Mais cela faisait trop longtemps quâil nâallait plus à la montagne. Câest peut-être pour ça que ces vacances à Valle Chiara lui avaient fait envie. Il avait sûrement besoin de se souvenir de choses qui sâétaient évaporées de son âme, et qui étaient peut-être liées au ski.
Le directeur ouvrit un tiroir et en sortit une carte.
â Nous aussi, dans la vallée, nous avons fait imprimer nos cartes.
â Mais ce nâest pas illégal ?
â Pas vraiment, si lâon en croit les consultants que le maire avait sollicités. Ce document a été rédigé de façon à ne pas enfreindre la loi. Câest une carte avec le nom du village, voilà tout.
Oskar examina le petit morceau de carton coloré :
â Je me souviens que pour accéder aux remontées mécaniques il y avait des contrôles automatiques sur des bandes magnétiques.
âCe nâest plus le cas, apparemment, les contrôles faits par des machines reviennent très cher en entretien. Câest pour cela que le Grand Ski-lift ne peut pas exagérer avec les inspections, il faudrait pour cela un nombre excessif de contrôleurs et une forêt de dispositifs éparpillés sur la plus grande partie de lâhémisphère boréal.
Oskar demanda encore au directeur le type de carte quâils avaient choisi à Valle Chiara : ils nâavaient fait imprimer que des cartes pluriannuelles. Un document de transit permanent, concrètement : le summum de ce que le Grand Ski-lift pouvait offrir à un client.
Oskar se leva. La logique de ce projet était défaillante et lâaffaire tout entière était faite de bric et de broc. Mais il était réconforté par ce quâil avait découvert : il sâagissait dâune installation « expérimentale ».
Il fit une dernière observation :
â Pour résumer, le maire précédent a voulu construire un téléphérique non autorisé aux abords du Grand Ski-lift, dans lâintention dâattirer un mouvement périphérique vers la vallée. Une dérivation en mesure de sâintégrer au Grand Réseau avec le temps, en somme. Câétait bien ça, le contenu du projet, nâest-ce pas, Monsieur le directeur ? Comme lâinitiative en est encore à ses premiers pas, il est impossible de savoir si lâhypothèse du maire est valable. Dâaprès ce que vous mâavez vous-même dit, on pourrait au début constater un afflux épisodique dans la vallée. Très probablement des personnes égarées ou en fuite, comme les Asiatiques, qui, une fois sur lâesplanade, sâenfuiraient dans le bois. Parce que câest bien ce point qui reste obscur : lâidée nâest efficace que si ce programme touristique reste entièrement clandestin. Vous ne trouvez pas ça contradictoire ? Vous me permettrez de vous dire quâune structure touristique ne peut pas rester secrète, par définition.
âVotre raisonnement est irréprochable, Monsieur Zerbi, mais le maire pensait quâil nây avait pas dâautre solution. Au contraire, la clandestinité des débuts devait même devenir un atout, toujours dâaprès les réflexions quâil avait eues. Puis il regarda Oskar dans les yeux :
âAvez-vous idée du nombre de gens que brasse le Grand Ski-lift ?
â Non, pas la moindre.
â Eh bien, des millions de personnes, et pas uniquement des touristes. Le Circuit est maintenant devenu un gigantesque réseau dont personne ne connaît les limites. On dit quâil existe des groupes extérieurs qui se sont formés à lâinsu des actionnaires, que des consortiums transnationaux sont en train de se constituer ; certains les appellent même les superamas. Quelque chose dâimmense, où le ski alpin est devenu un élément mineur, peut-être même une simple façade. Dans le projet du maire, il suffit de sâapprocher le plus possible du Circuit pour créer mouvement et richesse dans la vallée.
Le directeur sâinterrompit un instant, puis affirma :
â Même si les clients potentiels devaient au début être des voyageurs perdus en montagne !
â Je vous remercie pour toutes ces informations, et, vu les circonstances, je vais réfléchir⦠essayer de comprendre si câest bien opportun de monter sur les plateaux.