â Monsieur Zerbi, quâest-ce que vous a vraiment raconté votre ami ? Cela vous semblera peut-être étrange que le responsable dâune station de sports dâhiver pose ce genre de questions à un client, mais au-delà de tout jugement, je dois quoi quâil en soit reconnaître que pour le moment, il faut considérer le téléphérique comme étant⦠expérimental.
Cette version plut à Oskar ; il se sentait enfin tiré dâune situation dâirréalité totale.
â Cet ami, qui, je le répète, est passionné de montagne, a mentionné le nom de ce village. Maintenant, je ne me souviens plus précisément sâil avait utilisé votre installation pour rejoindre les pistes ou au contraire pour redescendre dans la vallée. Mais, dâaprès ce que jâai pu voir pour le moment, il me semble que câest un détail important.
â Vous avez raison de souligner cet aspect. Il est plus probable que votre ami soit redescendu par notre téléphérique. Voyez-vous, dâaprès mes souvenirs, il ne me semble pas quâun usager inconnu de moi soit passé par ici. Nous nâavons pour le moment utilisé lâinstallation quâavec les techniciens, pour les tests.
Le directeur réfléchit un instant, comme pour mieux peser ses propos, puis il affirma énergiquement :
â Notre société a justement décidé dâouvrir la liaison au public à partir de cet hiver !
â Alors je serai le premier touriste à utiliser lâinstallation ?
â Pas tout à fait. Disons quâà part les techniciens, trois ou quatre autres usagers sont montés. Des personnes de confiance, croyez-moi.
Son expression trahit son embarras, et il sâexclama :
âJe vous en prie, je ne peux rien vous dire de plus.
Oskar pensa à son ami qui, dâaprès ce quâil comprenait, nâétait pas du tout arrivé aux plateaux dâaltitude en partant de lâesplanade ; il semblait plus vraisemblable quâil ait utilisé le téléphérique pour redescendre. Peut-être était-il arrivé par hasard sur les plateaux en venant dâune autre station connue. Et, passant dâune installation à lâautre, il était sûrement redescendu ensuite à Valle Chiara. Il se serait donc agi dâun événement fortuit : un événement singulier. Il imagina alors une arrivée dans la vallée totalement différente du scénario de la veille, quand il était arrivé sur lâesplanade aux dernières heures dâun après-midi pluvieux. Ãmotivement, une arrivée est bien différente dâun départ, même sâil sâagit de deux événements spéculaires, comme lâaube et le crépuscule.
â Monsieur le directeur, je voudrais vous poser une question : vous avez évoqué des usagers choisis qui ont utilisé lâinstallation pour monter ; vous mâavez également laissé entendre que dâautres personnes lâont utilisée pour descendre.
Un homme arriva de la pièce à côté avec une cafetière et deux tasses posées sur un plateau.
â Câest exact ! confirma le directeur, lâexpression sérieuse. Voyez-vous, Monsieur Zerbi, le téléphérique est tout juste terminé. Lâinstallation consiste en cabines qui permettent le transport de deux passagers sans skis aux pieds.
Il sâarrêta un instant pour formuler une explication plus logique, puis poursuivit :
â Dâaccord, Monsieur Zerbi, puisque vous insistez, vous allez devoir prendre conscience dâune situation désagréable. Il est possible, donc, que le téléphérique, après sa mise en service, ait été utilisé frauduleusement pour emmener dans la vallée des personnes qui nâont rien à voir avec le tourisme.
Oskar était étonné :
â Que voulez-vous dire ? Vous voulez parler de mon ami ?
âNon, pas du tout ! Je suppose que votre ami a utilisé lâinstallation de façon correcte, après une randonnée en altitude. Peut-être se sera-t-il trouvé dans une situation de nécessité. Je faisais référence à un autre type de personnes, voyez-vous. Je parle des illegales qui sâintroduisent sur notre territoire de façon subreptice.
Il but son café, puis poursuivit à voix basse, dâun air circonspect.
â Monsieur Zerbi, jâai appris que pendant les tests, lâinstallation était remise en fonction la nuit, toujours en cachette⦠et câest ainsi que les clandestins ont commencé à descendre dans la vallée ; ils disparaissaient dans le bois dès quâils descendaient des cabines, sur lâesplanade. Je crois quâils avaient corrompu les machinistes dâune manière ou dâune autre ; lâhistoire circulait parmi les gens du village qui avaient remarqué des visages asiatiques dans la vallée.
Les traits du directeur étaient maintenant altérés. Après un moment dâhésitation, il poursuivit lâexposé de sa version des faits.
â Bien, les nuits suivant cette découverte, nous nous sommes mis en embuscade au départ, et nous avons surpris quelques illegales sur lâesplanade. Câétaient deux Asiatiques, Mongols, peut-être, qui ne parlaient pas un traître mot de notre langue, et il nâa donc pas été possible de découvrir la raison de ce trafic à Valle Chiara.
â Quâavez-vous fait ?
â Rien. Je les ai laissés partir. Du reste, quâaurais-je dû faire ? Appeler la police ?
Il se leva, visiblement embarrassé.
â Monsieur Zerbi⦠En somme, vous avez parlé avec Ignazio, le patron de lâhôtel, au sujet de la naissance de cette initiative ?
â Oui. Il a fait allusion à un inspirateur venu de Californie.
â Câest cela, exactement, un Californien. Une personne de génie, qui, selon moi, ne voulait pas seulement rendre service à son village dâorigine, mais aussi mettre en Åuvre une expérience complexe de développement du territoire.
â Une expérience ?
â Précisément ! Selon moi, cette personne avait étudié dans le détail un problème relatif aux réseaux. Vous connaissez ces sciences avancées qui étudient analytiquement les systèmes réticulaires ?
â Oui, un peu. Je devrais même être plus au courant, vu que jâai un diplôme dâingénieur. Mais ce sont des choses que lâon apprend à lâuniversité et que lâon oublie par la suite.
âDonc vous êtes ingénieur. Félicitations ! Moi, je ne suis quâun expert-technicien, mais je me suis un temps intéressé aux réseaux, juste par curiosité, sans avoir la possibilité dâapprofondir. Eh bien, je crois que le promoteur de cette initiative, le précédent maire du village, poursuivait un projet scientifique. Je suis même sûr quâil le suit encore, de lâextérieur. Comme on vous lâa peut-être dit, après lâinauguration de la « connexion », comme il lâappelait, il a donné sa démission et a quitté Valle Chiara pour toujours.
Le directeur resta un instant pensif, puis ajouta :
â Je me souviens bien du jour de lâinauguration, le maire avait hâte de sâen aller, comme sâil avait eu dâautres choses à faire. Le chantier sâétait peut-être prolongé au-delà des délais convenus.
Ils restèrent tous deux silencieux, lâhomme sâétait approché de la fenêtre dâoù filtrait la mélancolique luminescence hivernale. Dehors, il bruinait.
â Monsieur lâingénieur, nous nous sommes éloignés de notre sujet. Je vous parlais des illegales quâil aurait fallu dénoncer. Vous aurez maintenant compris que cette installation nâest pas tout à fait en règle. Le projet a un nom vague, il a été officiellement homologué comme « téléphérique à usage professionnel pour le transport de matériaux ».
â Je nâen comprends pas la raison, il sâagit dâun projet de la commune de Valle Chiara pour développer le tourisme ! Pourquoi tous ces mystères ?
â Je crois que nous touchons au point critique de toute lâaffaire. Ãcoutez-moi bien, Monsieur. La vallée est trop bas, elle est à lâécart des grandes chaînes de montagnes. Une installation touristique pour le ski au sens strict ne serait pas faisable.
â Enfin ! Il me semble que câest là le nÅud de lâaffaire.