Est-ce à dire que le sentiment du vrai, la notion du juste, fussent inconnus aux hommes de ce temps? Hélas! quand on regarde l'ensemble, on est prêt à dire que oui; mais quand on examine mieux les détails, on retrouve bien dans cette divine création qu'on appelle l'humanité, l'effort constant de la vérité contre le mensonge, du juste contre l'injuste. Les crimes, quoique innombrables, ne passent pas inaperçus. Les contemporains qui nous en ont transmis le récit lugubre en gémissent avec partialité, il est vrai, mais avec énergie. Chacun pleure ses partisans et ses amis, chacun maudit et réprouve les forfaits d'autrui; mais chacun se venge, et le droit des représailles semble être un droit sacré chez ces farouches chrétiens qui ne croient pas au bienfait terrestre de la miséricorde. On discute ardemment la justice des causes, on n'examine jamais celle des moyens; cette dernière notion ne semble pas être éclose. La philosophie que le dix-huitième siècle a prêchée sous le nom de tolérance, a été le premier étendard levé sur le monde pour guider, vers la charité chrétienne les esprits du catholicisme. Jusque-là le catholicisme prêche avec le bourreau à sa droite et le confesseur à sa gauche, et alors même que la tolérance s'efforce de lui faire congédier le tourmenteur, le catholicisme résiste, menace, anathématise, brûle les écrits de Jean-Jacques Rousseau, traite Voltaire d'Antéchrist, et fait une scission éclatante, éternelle peut-être avec la philosophie.
Ainsi donc, au quinzième siècle, la guerre, partout la guerre. La guerre est le développement inévitable de l'unité sociale et de l'éducation religieuse. Sans la guerre, point de nationalité, point de lumière intellectuelle, pas une seule question qui puisse sortir des ténèbres. Pour échapper à la barbarie, il faut que notre race lutte avec tous les moyens de la barbarie. Le combat ou la mort, la lutte sanguinaire ou le néant; c'est ainsi que la question est invinciblement posée. Acceptez-la, ou vous ne trouvez dans l'histoire de l'humanité qu'une nuit profonde, dans l'oeuvre de la Providence que caprice et mensonge.
Il me fallait insister sur cotte vérité, devenue banale, avant de vous introduire sur l'arène fumante de la Bohème. Si je vous y faisais entrer d'emblée, lectrice délicate, épouvantée de heurter à chaque pas des monceaux de ruines et de cadavres, vous penseriez peut-être que la Bohème était alors une nation plus barbare que les autres; je dois donc, au préalable, vous prier, Madame, de jeter un coup d'oeil sur notre belle France, et de voir ce qu'elle était à cette époque, c'est-à-dire durant les dernières années de l'infortuné Charles VI. D'un côté les Armagnacs ravageant les campagnes jusqu'aux, portes de Paris, pillant et massacrant sans merci leurs compatriotes; un sire de Vauru pendant au chêne de Meaux une cinquantaine de pièces de gibier humain qu'on y voyait brandiller tous les matins2; un dauphin de France assassinant son parent en trahison sur le pont de Montereau, emprisonnant sa mère, abandonnant son père idiot à tous les maux de sa condition et à tous les dangers de son ineptie: de l'autre, un duc de Bourgogne, assassin de son proche parent, faisant justice de ses ennemis dans Paris, à l'aide du bourreau Capeluche, des bouchers et des écorcheurs; chaque parti vendant à son tour sa patrie à l'Angleterre; l'Anglais aux portes de Paris; dans Paris la famine, la peste, l'anarchie, le découragement, les vengeances inutiles et féroces, les prisonniers mourant de faim dans les cachots ou égorgés par centaines au Châtelet; la Seine encombrée de sacs de cuir remplis de cadavres; une reine obèse plongée dans la débauche, chaque membre de la famille royale volant les trésors de la couronne, dévastant les églises, écrasant le peuple d'impôts; celui-ci faisant fondre la châsse île Saint-Louis pour payer une orgie, celui-là arrachant aux misérables leur dernière obole pour une campagne contre l'ennemi qu'il n'ose pas seulement songer à entreprendre; les bandes de soldats mercenaires réclamant en vain leur paye, et recevant pour dédommagement la permission de mettre le pays à feu et à sang; et le jour des funérailles de Charles VI, où il ne restait pas un seul de ces princes pour accompagner son cercueil, le duc de Bedfort criant sur cette tombe maudite: «Vive le roi de France et d'Angleterre, Henri VI!»
Eh bien, pendant cette agonie de la France, la Bohème présentait un spectacle non moins terrible, mais héroïque et grandiose. Une poignée de fanatiques invincibles repoussait les immenses armées de la Germanie; les massacres et les incendies servaient du moins à tenter un grand coup, une oeuvre patriotique; et si la Bohème finit par succomber, ce fut avec autant de gloire que ces vaillantes gens de Gand, dont l'histoire est quasi contemporaine.
I
Wenceslas de Luxembourg régnait en Bohême. La France avait vu ce monarque grossier lorsqu'il était venu conférer à Reims avec les princes du saint-empire et les princes français pour l'exclusion de l'antipape Boniface. «Les moeurs bassement crapuleuses de Wenceslas choquèrent fort la cour de France, qui mettait au moins de l'élégance dans le libertinage: l'empereur était ivre dès le matin quand on allait le chercher pour les conférences3.» A l'époque du concile de Constance et du supplice de Jean Huss, il y avait quinze ans que Wenceslas n'était plus empereur. Son frère Sigismond avait réussi à le faire déposer par les électeurs du saint-empire, dans l'espérance de lui succéder; mais il fut déçu dans son ambition, et la diète choisit Rupert, électeur palatin, entre plusieurs concurrents, dont l'un fut assassiné par les autres. Cette élection ne fut pas généralement approuvée. Aix-la-Chapelle refusa de conférer à Rupert le titre de roi des Romains; plusieurs autres villes du saint-empire reculèrent devant la violation du serment qu'elles avaient prêté au successeur légitime de Charles IV4. Une partie des domaines impériaux paya les subsides à Wenceslas, l'autre à Rupert. Sigismond brocha sur le tout, inonda la Bohême de ses garnisons et la désola de ses brigandages, s'arrogeant la souveraineté effective en attendant mieux, persécutant son frère dans l'intérieur de son royaume, soulevant la nation contre lui, et s'efforçant d'user les derniers ressorts de cette volonté déjà morte. Ainsi rien ne ressemblait plus à la papauté que l'Empire, puisqu'on vit vers le même temps trois papes se disputer la tiare, et trois empereurs s'arracher le sceptre des mains. Et l'on peut dire aussi que rien ne ressemblait plus à la France que la Bohême. A l'une un roi fainéant, poltron, ivrogne, abruti; à l'autre un pauvre aliéné, moins odieux et aussi impuissant. A la France, les dissensions des Armagnacs et des Bourgognes, et la fureur du peuple entre deux. A la Bohême, les ravages de Sigismond, la résistance à la fois molle et cruelle de la cour, et la voix du peuple, au nom de Jean Huss, précipitant l'orage. Mais là fut grande cette voix du peuple, que trop de malheurs et de divisions étouffaient chez nous sous le bâillon de L'étranger.