Mais si vous connaissez des hommes qui aient consacré leur vie à venger l'innocence; si vous connaissez quelqu'un d'un caractère ferme et prompt, dont les entrailles se soient toujours émues au récit des malheurs de quelques-uns de ses concitoyens, allez le chercher au fond de sa retraite, priez-le d'accepter la charge honorable et pénible de défendre la cause du peuple contre les ennemis déclarés de la liberté, contre ces ennemis bien plus perfides encore qui se couvrent du voile de l'ordre et de la paix. Ils appellent ordre tout système qui convient à leurs arrangements; ils décorent du nom de paix la tranquillité des cadavres et le silence des tombeaux.
Ce sont ces personnages, cruellement modérés, dont il faut vous défier le plus. Les ennemis déclarés de la révolution sont bien moins dangereux. Ce sont ceux-là qui assiègent les assemblées primaires, pour obtenir du peuple, qu'ils flattent, le droit de l'opprimer constitutionnellement. Evitez leurs pièges, et la patrie est sauvée. S'ils viennent à vous tromper, il ne nous reste plus qu'à réaliser la devise qui nous rallie sous les drapeaux de la liberté: Vivre libre ou mourir.
(On demande l'impression sur-le-champ, et l'envoi aux sections assemblées. Roederer. Je demande que M. Robespierre veuille bien relire l'article concernant les électeurs, parce que, quelque fondé que soit son principe, l'application pourrait en être dangereuse pour cette année; car il n'y a pas de fonds faits pour les électeurs.)
Robespierre. L'observation de M. Roederer porte sur un fait qui n'est pas exact. Il a supposé qu'il était décidé que les électeurs ne seraient pas payés cette année, et cela n'est pas décidé. La motion en fut faite, il y a quelques jours, à l'Assemblée nationale. M. Desmeuniers, rapporteur, n'a pas du tout été éloigné de cette idée, et l'avis des membres de l'assemblé m'a paru y être favorable. J'ai donc cru pouvoir annoncer cet avis dans un moment où il s'agit de porter un plus grand nombre de citoyens dans les assemblées primaires, qui, en général, sont peu nombreuses.
Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours prononcé à l'Assemblée constituante le 22 juin 1791 (22 juin 1791)
(De la délégation de la souveraineté.)
(Les diverses parties de la constitution, avant d'être coordonnées les unes avec les autres et de former un tout complet, furent soumises à la révision. Quand on en vint à discuter sur les pouvoirs publics et les assemblées électorales, Roederer prononça un discours dans lequel il exprima son opinion sur l'essence du pouvoir exécutif et sur les bases du système administratif. Puis Robespierre parla ainsi:)
II y a dans l'opinion de M. Roederer beaucoup de principes vrais, et auxquels il serait difficile de répliquer d'après vos principes... Cependant, ce n'est pas sur cet objet principalement que je me propose d'insister; je crois qu'il y a dans le titre soumis à votre délibération beaucoup d'expressions équivoques et de mots qui altèrent le véritable sens et l'esprit de votre Constitution: c'est pour rectifier ces mots et pour rendre d'une manière claire les principes de votre Constitution, que je vous supplie d'écouter avec patience quelques principes dont le développement ne sera pas long.
Je commence par le premier article du projet: "La souveraineté est une, indivisible, et appartient à la nation; aucune section du peuple ne peut s'en attribuer l'exercice." J'ajoute que la souveraineté du peuple est inaliénable. Il est dit ensuite que la nation ne peut exercer ses pouvoirs que par délégation... Les pouvoirs doivent être bien distingués des fonctions: les pouvoirs ne peuvent être ni aliénés ni délégués. Si l'on pouvait déléguer les pouvoirs en détail, il s'ensuivrait que la souveraineté pourrait être déléguée, puisque ces pouvoirs ne sont autre chose que des diverses parties essentielles et constitutives de la souveraineté; et alors remarquez que, contre vos propres intentions, vous décréteriez que la nation a aliéné sa souveraineté; remarquez bien, surtout, que la délégation proposée par les comités est une délégation perpétuelle, et que les comités ne laissent à la nation aucun moyen constitutionnel d'exprimer une seule fois sa volonté sur ce que ses mandataires et ses délégués auront fait en son nom. Il n'est pas même question de convention dans tout le projet; de manière que la délégation des trois pouvoirs constitutifs serait, d'après le projet des comités, l'aliénation de la souveraineté elle-même. J'observe, en particulier, que rien n'est plus contraire aux droits de la nation que l'article 3, qui concerne le pouvoir législatif. Lisez cet article 3 dans la Constitution, où il est conforme au projet.
Permettez-moi de vous citer ici l'autorité d'un bomme dont vous adoptez les principes, puisque vous lui avez décerné une statue à cause de ces principes-là et pour le livre que je vais citer. Jean-Jacques Rousseau a dit que le pouvoir législatif constituait l'essence de la souveraineté, parce qu'il était la volonté générale, qui est la source de tous les pouvoirs délégués; et c'est dans ce sens que Rousseau a dit que, lorsqu'une nation déléguait ses pouvoirs à ses représentons, cette nation n'était plus libre, et qu'elle n'existait plus. Et remarquez comment on vous fait déléguer le pouvoir législatif; à qui? Non pas à des représentants élus périodiquement et à de courts intervalles, mais à un fonctionnaire public héréditaire, au roi! D'après l'article des comités, le roi partage véritablement le pouvoir législatif, et j'observe qu'il a dans le pouvoir législatif une portion plus grande que celle des représentants de la nation, puisque sa volonté peut seule paralyser pendant quatre ans la volonté de deux législatures. Votre Constitution, vos premiers décrets ne portaient pas, et vous n'avez pas entendu que le roi faisait partie du pouvoir législatif. Le veto suspensif, accordé au roi, ne fut jamais regardé que comme un moyen de prévenir les funestes effets des délibérations précipitées du corps législatif, et ne fut considéré que comme un appel au peuple; mais il a toujours été reconnu que l'exercice du pouvoir législatif résidait essentiellement et uniquement dans l'Assemblée nationale. Le roi ne fut jamais regardé comme partie intégrante du pouvoir législatif, et l'on ne peut supposer ceci dans la rédaction des comités sans anéantir les premiers principes de la Constitution. Qu'il me soit permis de lier cette idée aux principes développés par M. Roederer.