Ce n'est pas un fait particulier à Richard II et à sa destinée, dans l'histoire de ces temps désastreux, que ce vague de l'aspect moral sous lequel se présentent les hommes et les choses, et qui ne permet aux sentiments de s'attacher à rien avec énergie, parce qu'ils ne peuvent se reposer sur rien avec satisfaction. Des partis toujours aux prises pour s'arracher le pouvoir, tour à tour vaincus et méritant leur défaite, sans que jamais un seul ait mérité la victoire, n'offrent pas un spectacle très-dramatique, ni très-propre à porter nos sentiments et nos facultés à ce degré d'exaltation qui est un des plus nobles buts de l'art. La pitié y manque souvent à l'indignation, et l'estime presque toujours à la pitié. On n'est pas embarrassé à trouver les crimes du plus fort, mais on cherche avec anxiété les vertus du plus faible: et le même effet se reproduit dans le sens contraire: des folies, des déprédations, des injustices, des violences ont amené la chute de Richard, l'ont rendue inévitable, et elles nous détachent de lui sous ce double rapport que nous le voyons se perdre lui-même et impossible à sauver. Cependant il serait aisé de trouver au moins autant de crimes dans le parti qui triomphe de son abaissement. Shakspeare pourrait, à peu de frais, amasser contre les rebelles des trésors d'indignation qui soulèveraient tous les coeurs en faveur du souverain légitime: mais un des principaux caractères du génie de Shakspeare, c'est une vérité, on peut dire une fidélité d'observation qui reproduit la nature comme elle est, et le temps comme il se présente: celui-là ne lui offrait ni héros supérieurs à leur fortune, ni victimes innocentes, ni dévouements héroïques, ni passions imposantes; il n'y trouvait que la force même des caractères employée au service des intérêts qui les rabaissent, la perfidie considérée comme moyen de conduite, la trahison presque justifiée par le principe dominant de l'intérêt personnel, la désertion presque légitimée par la considération du péril que l'on courrait à demeurer fidèle; c'est aussi là tout ce qu'il a peint. C'est, à la vérité, le duc d'York, personnage dont l'histoire nous fait connaître l'incapacité et la nullité, qu'il a choisi pour représenter ce dévouement toujours si ardent pour l'homme qui gouverne, cette facilité à transmettre son culte du pouvoir de droit au pouvoir de fait, et vice versa, se réservant, seulement pour son honneur, des larmes solitaires en faveur de celui qu'il abandonne. Pour quiconque n'a pas vu la fortune se jouant avec les empires, ce personnage ne serait que comique; mais pour qui a assisté à de pareils jeux, n'est-il pas d'une effrayante Vérité?
Dans un pareil entourage, où Shakspeare pouvait-il puiser ce pathétique qu'il aurait aimé à répandre sur le spectacle de la grandeur déchue? Lui qui a donné au vieux Lear, dans sa misère, tant de nobles et fidèles amis, il n'en a pu trouver un seul à Richard; le roi est tombé dépouillé, nu, entre les mains du poëte comme de son trône, et c'est en lui seul que le poëte a été obligé de chercher toutes les ressources: aussi le rôle de Richard II est-il une des plus profondes conceptions de Shakspeare.
Les commentateurs sont en grande discussion pour savoir si c'est à la cour de Jacques ou à celle d'Élisabeth que Shakspeare a pris les maximes qu'il professe assez communément en faveur du droit divin et du pouvoir absolu. Shakspeare les a prises ordinairement dans ses personnages mêmes; et il lui suffisait ici d'avoir à peindre un roi élevé sur le trône. Richard n'a jamais imaginé qu'il fût ou pût être autre chose qu'un roi; sa royauté fait à ses yeux partie de sa nature; c'est un des éléments constitutifs de son être qu'il a apporté avec lui en naissant, sans autre condition que de vivre: comme il n'a rien à faire pour le conserver, il n'est pas plus en son pouvoir de cesser d'en être digne que de cesser d'en être revêtu: de là son ignorance de ses devoirs envers ses sujets, envers sa propre sûreté, son indolente confiance au milieu du danger. Si cette confiance l'abandonne un instant à chaque nouveau revers, elle revient aussitôt, doublant de force à mesure qu'il lui en faut davantage pour suppléer aux appuis qui s'écroulent successivement. Arrivé enfin au point où il ne lui est plus possible d'espérer, le roi s'étonne, se regarde, se demande si c'est bien lui. Une autre espèce de courage s'élève alors en lui; c'est celui que donne un malheur tel que l'homme qui le subit s'exalte par la surprise où le plonge sa propre situation; elle devient pour lui l'objet d'une si vive attention qu'il ose la considérer sous tous ses rapports, ne fût-ce que pour la comprendre; et par cette contemplation il échappe au désespoir, et s'élève quelquefois à la vérité, dont la découverte calme toujours à un certain point: mais ce calme est stérile, et ce courage inactif; il soutient l'esprit, mais il tue l'action: aussi toutes les actions de Richard sont-elles de la dernière faiblesse; ses réflexions mêmes sur son état actuel décèlent un sentiment de sa nullité qui descend, en de certains moments, presque à la bassesse: et qui pourrait le relever, lui qui, en cessant d'être roi, a perdu, dans sa propre opinion, la qualité distinctive de son être, la dignité de sa nature? Il se croyait précieux devant Dieu, soutenu par son bras, armé de sa puissance; déchu de ce rang mystérieux où il s'était placé, il ne s'en connaît plus aucun sur la terre; dépouillé de la force qu'il croyait son droit, il ne suppose pas qu'il lui en puisse rester aucune: aussi ne résiste-t-il à rien; ce serait essayer ce qu'il suppose impossible: pour réveiller son énergie, il faut qu'un danger pressant, soudain, provoque, pour ainsi dire, à son insu, des facultés qu'il désavoue: attaqué dans sa vie, il se défend et meurt avec courage. Pour en avoir eu toujours, il lui a manqué de savoir ce que vaut un homme.