On se mit à table pour souper; on me railla sur ma conquête dAmiens, et sur ma fuite avec cette fidèle maîtresse. Je reçus les coups de bonne grâce. Jétais même charmé quil me fût permis de mentretenir de ce qui moccupait continuellement lesprit. Mais quelques mots lâchés par mon père me firent prêter loreille avec la dernière attention : il parla de perfidie et de service intéressé, rendu par Monsieur B Je demeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priai humblement de sexpliquer davantage. Il se tourna vers mon frère, pour lui demander sil ne mavait pas raconté toute lhistoire. Mon frère lui répondit que je lui avais paru si tranquille sur la route, quil navait pas cru que jeusse besoin de ce remède pour me guérir de ma folie. Je remarquai que mon père balançait sil achèverait de sexpliquer. Je len suppliai si instamment, quil me satisfit, ou plutôt, quil massassina cruellement par le plus horrible de tous les récits.
Il me demanda dabord si javais toujours eu la simplicité de croire que je fusse aimé de ma maîtresse. Je lui dis hardiment que jen étais si sûr que rien ne pouvait men donner la moindre défiance. Ha! ha! ha! sécria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent! Tu es une jolie dupe, et jaime à te voir dans ces sentiments-là. Cest grand dommage, mon pauvre Chevalier, de te faire entrer dans lOrdre de Malte, puisque tu as tant de disposition à faire un mari patient et commode. Il ajouta mille railleries de cette force, sur ce quil appelait ma sottise et ma crédulité. Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul quil pouvait faire du temps depuis mon départ dAmiens, Manon mavait aimé environ douze jours : car, ajouta-t-il, je sais que tu partis dAmiens le 28 de lautre mois ; nous sommes au 29 du présent; il y en a onze que Monsieur B ma écrit; je suppose quil lui en ait fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta maîtresse ; ainsi, qui ôte onze et huit de trente-un jours quil y a depuis le 28 dun mois jusquau 29 de lautre, reste douze, un peu plus ou moins. Là-dessus, les éclats de rire recommencèrent. Jécoutais tout avec un saisissement de coeur auquel jappréhendais de ne pouvoir résister jusquà la fin de cette triste comédie. Tu sauras donc, reprit mon père, puisque tu lignores, que Monsieur B a gagné le cœur de ta princesse, car il se moque de moi, de prétendre me persuader que cest par un zèle désintéressé pour mon service quil a voulu te lenlever. Cest bien dun homme tel que lui, de qui, dailleurs, je ne suis pas connu, quil faut attendre des sentiments si nobles! Il a su delle que tu es mon fils, et pour se délivrer de tes importunités, il ma écrit le lieu de ta demeure et le désordre où tu vivais, en me faisant entendre quil fallait main-forte pour sassurer de toi. Il sest offert de me faciliter les moyens de te saisir au collet, et cest par sa direction et celle de ta maîtresse même que ton frère a trouvé le moment de te prendre sans vert. Félicite-toi maintenant de la durée de ton triomphe. Tu sais vaincre assez rapidement, Chevalier ; mais tu ne sais pas conserver tes conquêtes.
Je neus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot mavait percé le cœur. Je me levai de table, et je navais pas fait quatre pas pour sortir de la salle, que je tombai sur le plancher, sans sentiment et sans connaissance. On me les rappela par de prompts secours. Jouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour proférer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Mon père, qui ma toujours aimé tendrement, semploya avec toute son affection pour me consoler. Je lécoutais, mais sans lentendre. Je me jetai à ses genoux, je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner à Paris pour aller poignarder B Non, disais-je, il na pas gagné le cœur de Manon, il lui a fait violence ; il la séduite par un charme ou par un poison, il la peut-être forcée brutalement. Manon maime. Ne le sais-je pas bien? Il laura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre de mabandonner. Que naura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante maîtresse! Ô Dieux! Dieux! serait-il possible que Manon meût trahi, et quelle eût cessé de maimer!
Comme je parlais toujours de retourner promptement à Paris, et que je me levais même à tous moments pour cela, mon père vit bien que, dans le transport où jétais, rien ne serait capable de marrêter. Il me conduisit dans une chambre haute, où il laissa deux domestiques avec moi pour me garder à vue[16]. Je ne me possédais point. Jaurais donné mille vies pour être seulement un quart dheure à Paris. Je compris que, métant déclaré si ouvertement, on ne me permettrait pas aisément de sortir de ma chambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fenêtres ; ne voyant nulle possibilité de méchapper par cette voie, je madressai doucement à mes deux domestiques. Je mengageai, par mille serments, à faire un jour leur fortune, sils voulaient consentir à mon évasion. Je les pressai, je les caressai, je les menaçai ; mais cette tentative fut encore inutile. Je perdis alors toute espérance. Je résolus de mourir, et je me jetai sur un lit, avec le dessein de ne le quitter quavec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cette situation. Je refusai la nourriture quon mapporta le lendemain. Mon père vint me voir laprès-midi. Il eut la bonté de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il mordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se passèrent, pendant lesquels je ne pris rien quen sa présence et pour lui obéir. Il continuait toujours de mapporter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et minspirer du mépris pour linfidèle Manon. Il est certain que je ne lestimais plus; comment aurais-je estimé la plus volage et la plus perfide de toutes les créatures? Mais son image, ses traits charmants que je portais au fond du cœur, y subsistaient toujours. Je le sentais bien. Je puis mourir, disais-je ; je le devrais même, après tant de honte et de douleur ; mais je souffrirais mille morts sans pouvoir oublier lingrate Manon.
Mon père était surpris de me voir toujours si fortement touché. Il me connaissait des principes dhonneur, et ne pouvant douter que sa trahison ne me la fit mépriser, il simagina que ma constance venait moins de cette passion en particulier que dun penchant général pour les femmes. Il sattacha tellement à cette pensée que, ne consultant que sa tendre affection, il vint un jour men faire louverture. Chevalier, me dit-il, jai eu dessein, jusquà présent, de te faire porter la croix de Malte[17] ; mais je vois que tes inclinations ne sont point tournées de ce côté-là. Tu aimes les jolies femmes. Je suis davis de ten chercher une qui te plaise. Explique-moi naturellement ce que tu penses là-dessus. Je lui répondis que je ne mettais plus de distinction entre les femmes, et quaprès le malheur qui venait de marriver je les détestais toutes également. Je ten chercherai une, reprit mon père en souriant, qui ressemblera à Manon, et qui sera plus fidèle. Ah! si vous avez quelque bonté pour moi, lui dis-je, cest elle quil faut me rendre. Soyez sûr, mon cher père, quelle ne ma point trahi ; elle nest pas capable dune si noire et si cruelle lâcheté. Cest le perfide B qui nous trompe, vous, elle et moi. Si vous saviez combien elle est tendre et sincère, si vous la connaissiez, vous laimeriez vous-même. Vous êtes un enfant, repartit mon père. Comment pouvez-vous vous aveugler jusquà ce point, après ce que je vous ai raconté delle? Cest elle-même qui vous a livré à votre frère. Vous devriez oublier jusquà son nom, et profiter, si vous êtes sage, de lindulgence que jai pour vous. Je reconnaissais trop clairement quil avait raison. Cétait un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infidèle. Hélas! repris-je, après un moment de silence, il nest que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus lâche de toutes les perfidies. Oui, continuai-je, en versant des larmes de dépit, je vois bien que je ne suis quun enfant. Ma crédulité ne leur coûtait guère à tromper.[18] Mais je sais bien ce que jai à faire pour me venger. Mon père voulut savoir quel était mon dessein. Jirai à Paris, lui dis-je, je mettrai le feu à la maison de B, et je le brûlerai tout vif avec la perfide Manon. Cet emportement fit rire mon père et ne servit quà me faire garder plus étroitement dans ma prison.