Tu es là, ma puce, pensa-t-elle tandis que des larmes chaudes coulaient sur ses joues. Puis, subitement, elle sentit la prise se relâcher, la main qui la tenait perdre de sa consistance. Elle ne vit rien mais sentit la peau seffriter, le membre se décomposer en milliers de grains de poussière qui glissaient de son corps sur les draps.
Au moment précis où elle sentit rouler le dernier grain, elle entendit quelquun lappeler.
«Maman, maman» La voix presque aphone provenait dun point éloigné du lit.
Elga sassit dun bond. « Martina! » cria-t-elle en ouvrant les yeux et en allumant la lumière dun seul geste.
Ses sanglots résonnèrent dans la pièce vide.
Chapitre 2
If only tonight we could sleep [1]
in a bed made of flowers. If only tonight we could fall in a deathless spell
If only tonight we could sleep - The Cure
«Comme il est beau! On dirait quil dort.» Madame Concetta sapprocha de Iuri et lui serra le bras en signe de gratitude pendant quelle contemplait son mari étendu dans le cercueil.
Lhomme recula en tentant de faire passer son geste pour désinvolte. Cétait plus fort que lui, le contact physique le mettait mal à laise, avec les vivants du moins. Il hocha néanmoins la tête, face au regard liquide de la veuve. Lorsquelle avait appelé le bureau, elle sanglotait si fort que monsieur Di Spirito avait eu du mal à la comprendre. Ses sanglots avaient maintenant cédé la place à des larmes sporadiques qui coulaient silencieusement sur son visage, dans les sillons déjà tracés par les rides. Elle devait avoir environ soixante-dix ans mais en paraissait plus en cet instant.
«Tu lui as mis le pull en laine que je tai donné?» demanda-t-elle craintivement dans un italien sommaire. «Il y avait toujours froid, même en été» ajouta-t-elle comme pour se justifier.
«Ne tinquiète pas, jai tout fait comme tu me las demandé» la rassura Iuri en séloignant encore dun pas. Bien sûr, elle ne lui avait pas demandé de placer les accroches sous les paupières qui refusaient de rester fermées ou les lacets pour garder les pieds joints, mais ceux-ci étaient les instruments secrets de son métier, astucieusement réalisés pour remplir leur fonction, et demeurer invisibles. Il sétait souvent demandé ce quen penseraient les morts. Il soupçonnait quils napprécieraient pas et, à plusieurs reprises, sétait surpris à sexcuser silencieusement lorsquil posait une mentonnière ou un positionneur de main. Dun autre côté, il savait que les cadavres quil manipulait étaient des coquilles vides, que la personne quils avaient abritée nétait plus là.
Habiller un corps, comme tout le rituel funèbre, était un acte damour à lattention exclusive des vivants. Et cétait exactement ainsi que Iuri considérait son travail, comme un acte damour envers ceux qui restaient.
Il réprima un bâillement. Il était trois heures du matin et il navait pas dormi. Lorsque monsieur Di Spirito, propriétaire des pompes funèbres du même nom et pour lequel il travaillait lavait appelé, il venait juste de sendormir dans le fauteuil du séjour, tout habillé, un exemplaire des Fleurs du mal en équilibre sur les genoux.
Ses collègues finissaient de décorer la salle alors que les plus proches parents du défunt commençaient à arriver au compte-gouttes. Sa mission était terminée.
Il récupéra sa petite valise, prit congé dun rapide signe de tête et partit avant que madame Concetta ne puisse le pourchasser à nouveau. Il navait rien contre la pauvre vieille femme endeuillée; le problème était que, en certaines occasions, il ne trouvait pas les mots, et cela le mettait mal à laise.
Il défit son nœud de cravate en descendant lescalier et, une fois dans la rue, se dirigea à pas lents vers son domicile, certain de pouvoir saccorder quelques heures de sommeil avant dêtre rappelé au travail.
Il y était presque lorsque le silence presque parfait de la ville endormie fut interrompu par un bruit soudain de sabots. Iuri neut pas le temps de sinterroger quune calèche noire tirée par quatre chevaux de la même couleur lui coupa la route, donnant corps à ses pires pressentiments.
Il tenta de se cacher, mais le cocher ne tarda pas à le voir et à le reconnaître. Il tira adroitement sur les rênes et, se tournant vers lui, souleva son haut-de-forme en guise de salut.
«Ogma» bredouilla le jeune homme.
«Comme on se retrouve» répondit lautre qui afficha en souriant une rangée de dents très blanches. Linstant daprès, ses lèvres vermeilles se courbaient en une grimace. «Quy a-t-il? Tu nes pas content de me voir peut-être?»
Iuri esquissa un geste de dénégation à peine perceptible.
Lautre fut à terre dun bond et lui tourna autour avec des mouvements de félin. « Dommage! marmonna-t-il. Si je nétais pas privé de sentiment, joserais dire que toi par contre, tu mas manqué. Il lui souffla ces derniers mots dans le cou, lui effleurant la nuque dun doigt, et revint face à lui. De toute façon, je sais très bien que ce nest pas ce qui tintéresse.
«Ne me fais pas languir dans ce cas.»
«À tes ordres!» Ogma souleva son chapeau pour la seconde fois, le plaça devant lui et inclina la tête dun geste brusque. Il releva ensuite le visage, affichant une orbite vide à côté de son bon œil. Il était dun violet profond. De longs cheveux lisses, dune couleur de prune mûre, encadraient un visage pâle et totalement glabre qui semblait de porcelaine. Bien que défiguré, il était très beau, dune beauté sans sexe, ni âge. Il plongea élégamment une main dans le chapeau, en sortit un œil de verre et, à la lumière dun réverbère, lexamina quelques secondes.
«Pupille noire, décréta-t-il en le montrant à son interlocuteur. Tu sais ce que cela signifie, pas vrai?» Plus quune question, cétait une affirmation.
Iuri poussa un soupir de soulagement.
«Tu nes pas là pour moi Mais pas non plus pour lhomme qui attend dêtre enterré car il était déjà mort quand je lai habillé. Pour qui es-tu venu alors?»
«En effet, pour qui suis-je venu? Ou pour quoi? Quelle est la bonne question?» Ogma remit négligemment son chapeau, sortit un mouchoir en soie de la poche de son imperméable en cuir, lustra la prothèse et la remit à sa place.
«Tu nes pas venu pour elle» La voix du jeune homme trembla à cette possibilité.
Lautre lui lança un regard à mi-chemin entre le mépris et la compassion.
«Laisse-moi te dire que tu es pathétique. Te consumer pour quelquun qui ne sait plus qui tu es.»
«Ce nest quune question de temps.»
Cette phrase fit leffet dun réveil dans la tête dOgma qui, en lentendant, sortit sa montre à gousset en or et après un regard rapide, conclut: «Tu as tout à fait raison. Ce fut un plaisir, mais il est temps que je parte.»
«Tu nas pas répondu à ma question.»
«Pour affaires, déclara-t-il en sautant dans la calèche. Affaires qui ne te concernent pas.»
Chapitre 3
I dreamt I was dreaming [2]
that I was awake in a dream where being awake was real as was dreaming it would seem