« Ça va, Carmen, si tu ne ten sens pas le courage, laisse tomber. Mais ne crois pas que tu auras un autre téléphone comme celui-là, avec ce quil nous a coûté ! Tu sais bien que... », mais Carmen ne le laissa pas terminer, linterrompant en chantonnant, « ...que ta mère et moi nous faisons toujours tout ce que nous pouvons pour vous mais nous ne pouvons pas, et nous voulons pas, nous permettre de vous acheter des choses inutiles. »
Les regards du père et de la fille se croisèrent et Carmen perçut leffort que son père faisait pour rester sérieux.
« Amen », ajouta-t-elle alors, lui donnant le coup de grâce et réussissant à le faire sourire, avant de lembrasser pour lui dire au revoir.
Elle retourna à la cuisine en lui souhaitant une bonne nuit de sommeil, qui narriva pas plus de dix minutes plus tard : linspecteur, fiévreux, sendormit lourdement.
« Tout va bien ? », demanda distraitement Mar, remuant le café fumant que Conchita avait tout juste préparé.
La réponse de Carmen fut devancée par la sonnerie du téléphone de la maison.
Les jeunes femmes se regardèrent étonnées : depuis que toute la famille avait un téléphone portable, le téléphone fixe nétait plus utilisé que par des parents lointains et âgés pour les vœux de Pâques et de Noël.
Conchita souleva le combiné sous le regard attentif des deux sœurs.
« Oui, un instant, je lappelle tout de suite. Bonne soirée à vous, monsieur ».
Carmen et Mar se regardèrent pendant un instant avec un air moqueur, jusquà ce que la voix de Conchita ninterrompe cette scène de western spaghetti.
« Carmen, cest pour toi. Ronald, si jai bien compris. »
Carmen se leva dun bond de sa chaise, se cognant le genou contre la table ; le contrecoup renversa la tasse de café sur Mar, seulement partiellement protégée par sa serviette. Le commentaire acide de sa grande sœur ne se fit pas attendre. « Regarde, il suffit dun coup de téléphone de nimporte quel imbécile pour la rendre folle. Jai vraiment une sœur empotée ! »
Carmen avait déjà volé vers le téléphone, larrachant des mains de sa mère, excitée par ce coup de fil inattendu.
Cétait la première fois que Ronald lappelait, jusquà ce jour il sétait simplement fréquentés à luniversité, séchangeant quelques messages sur WhatsApp et quelques likes sur Facebook, mais aucun des deux navait jamais téléphoné à lautre.
« Salut, Carmen, ça va ? Désolé de te déranger, mais je tai envoyé un message important il y a quelques heures et jattendais ta réponse...jai essayé de te joindre sur ton téléphone portable mais il sonne dans le vide, alors jai failli minquiéter. Finalement, jai décidé de tappeler chez toi, jespère vraiment que je nai pas dérangé ta famille...
Salut Ronald ! Ne tinquiète pas, aucun problème. Il ne mest rien arrivé de grave, jai juste perdu mon smartphone dans le parc en rentrant chez moi ce soir. Voilà pourquoi je ne tai pas répondu. Cétait pourquoi ? Cest urgent ?
Jaime donner des acceptions édulcorées au concept durgence, souvent utilisé de façon exagérée dans notre société, demoiselle. »
Carmen adorait les réponses de Ronald, presque des aphorismes qui laissaient à linterlocuteur limpression de devoir accélérer le rythme de son cerveau pour réussir à suivre le cheminement mental de ce type étrange. Car Ronald était vraiment étrange.
Grand, très maigre, lair continuellement négligé avec ses cheveux lisses rassemblés en une longue queue de cheval, ses lunettes à la John Lennon et une petite barbe mal entretenue poussant de façon désordonnée, délaissant les joues pour se concentrer sur le menton et les pattes.
Il ne passait pas inaperçu, ce garçon.
Ronald reprit le fil de la conversation.
« Nelly et Alexandra organisent une fête ce soir, on est invités, tu veux venir ?
Wow ! Une fête ce soir ? Super ! Et ça se passe où ?
Les parents de Nelly ont une résidence secondaire juste à côté du cimetière de Burgos, en pleine campagne, on peut y être en moins de vingt minutes en voiture depuis chez toi.
Mmm...À la campagne ? Ce soir ? Sans téléphone ? Au dernier moment ? Avec mon père cloué au lit par une grippe terrible ?
Cest ça. À la campagne. Ce soir. Avec mon téléphone. En te prévenant une heure à lavance. Avec ton père cloué au lit par une petite grippe. »
La lucidité de Ronald était enviable dans ces circonstances.
Carmen sefforça dévaluer la situation le plus rapidement possible ; tout compte fait, il ne semblait pas y avoir de contre-indication particulière à lidée de participer à cette fête et le fait dêtre accompagnée par Ronald rendait la chose encore plus excitante.
Son père devait déjà être en train de dormir, affaibli par la fièvre ; sa mère se mettrait au lit dici peu, fatiguée par sa journée et Mar commençait à linstant ses dernières révisions, qui dureraient presque toute la nuit, avant son examen du lendemain.
La voie était libre.
Son visage sillumina dun splendide sourire. Elle répondit à son ami :
« Ok, Ronald, cest bon. Tu passes me prendre ?
Bien sûr, je passe vers dix heures. Je te fais sonner quand je suis en bas.
Et qui va te répondre ? Jai perdu mon téléphone ! Laisse tomber, et ne mappelle pas non plus sur le fixe. Ils seront déjà tous au lit ou en train de réviser. Cest moi qui descendrai à dix heures. À tout à lheure !
Ah bien sûr, cest vrai, javais oublié. Alors je tattends et cest tout, à lancienne, hein ? À tout à lheure ! »
Clic.
Clic.
En se dirigeant vers la salle de bain, Carmen sentit une agréable sensation de chaleur envelopper son ventre.
***
À dix heures précises, Carmen descendit rapidement les escaliers situés devant la porte de chez elle, en passant une main dans ses cheveux pour tenter de replacer au dernier moment une mèche rebelle quelle navait pas réussi à maîtriser avec son sèche-cheveux.
Le vent du soir avait chassé les nuages et leurs averses de laprès-midi ; lair était vivifiant et la pleine lune, qui semblait recouverte dune peinture phosphorescente, dominait solitaire le ciel.
Ronald attendait assis dans sa voiture, une Deux-chevaux orange, avec une grosse bosse sur le pare-chocs arrière, qui avait bien vécu.
Son bras gauche était appuyé sur la fenêtre baissée et il fumait un cigarillo foncé de mauvaise qualité, dont lodeur (non, on ne pouvait vraiment pas parler de « parfum ») avait saturé lair de l'habitacle dès les premières bouffées.
Il portait une chemise à carreaux blanc et bleu, par-dessus un t-shirt en coton blanc avec une improbable image de drapeau du Royaume-Uni, un jean troué et, aux pieds, une paire de Converses vert kaki.
Carmen lembrassa sur les deux joues, puis monta dans la voiture et commença à tousser.
« Mais cest quoi cette odeur horrible ? », demanda-t-elle dun ton volontairement acide, quelle édulcora immédiatement dun sourire qui mit en évidence ses fossettes.
« Un truc de famille, Carmen, un truc de famille. Mais de la super came. Cest un cigarillo de mon grand-père, il en a fumé vingt par jours depuis lâge de douze ans.