Tout va bien au bureau ? Est-ce que les factures du mois de mars sont arrivées ? Je dois vérifier quils aient bien retiré la redevance du modem.
Oui, oui, elles sont arrivées, je les ai mises dans le premier tiroir.
Ouvre-les tout de suite et regarde sils mont encore fait payer le modem.
Attendez un instant, je vais les chercher. »
Le Slave posa le combiné sur la table - le bureau de linspecteur nétait pas équipé de téléphone sans fil, trop couteux pour lutilisation quil en faisait - et rejoignit dun pas svelte le bureau de Castillo, ouvrit le premier tiroir, sortit la facture et retourna vers le téléphone. « Me voilà. Alors, attendez un instant que je vérifie.
Dépêche-toi, je dois faire une petite sieste matinale, sinon comment je fais pour guérir, moi ? »
Il lui sembla qu'il pouvait voir un demi-sourire apparaître sur les lèvres du Slave.
« Mmm... On dirait que oui, ils prélèvent encore la redevance du modem. Six cent quatre-vingt-dix colons, chef.
Comment ça ? Tu navais pas résilié le contrat le mois dernier ? Déjà que cest une période de vache maigre, si en plus on dépense de largent pour des choses qui ne nous servent à rien, où va-t-on ? Au diable la Telefonica !
Oui, oui, chef, javais résilié, javais résilié, calmez-vous. Je les appellerai un peu plus tard, je vais régler ça, vous verrez. Et puis, chef, à mon avis, il va falloir prouver quon na pas utilisé Internet en 2015...
Facile à dire, cest pas toi qui paies ! », grogna Castillo, interrompant brusquement le Slave, qui ne sembla pas en tenir compte.
Il connaissait linspecteur et son caractère affable depuis presque un an et demi : plus précisément, par une douce matinée de janvier, quelques semaines après être arrivé à Burgos et sêtre installé dans lauberge Hermosa , ayant jeté un coup d'œil furtif à lintérieur du bureau de Castillo et le trouvant particulièrement en désordre, il proposa à linspecteur de laider dans ses tâches administratives.
Il ne savait rien faire dautre, le Slave, mais il avait envie de recommencer sa vie dans cette nouvelle réalité, même si cela impliquait de repartir tout en bas de léchelle.
Castillo avait accepté, précisant quil naurait pas un salaire fixe, étant donné les restrictions économiques auxquelles il faisait face ; le Slave avait accepté sans broncher : il faut dire quil était arrivé dItalie avec une somme importante en liquide, gage de sa vie précédente, qui selon une estimation grossière lui aurait suffi pour vivre une cinquantaine dannées au Costa Rica.
Le Slave reprit tranquillement la conversation téléphonique interrompue par lintervention bourrue de linspecteur.
« Inspecteur, je voulais aussi vous dire que ce matin un homme est passé, il vous cherchait. Il disait quil aimerait vous rencontrer.
Et cétait qui ?
Je ne sais pas. Il est resté à lextérieur, il portait une écharpe qui lui couvrait la bouche et des lunettes sombres. Il me semble quil portait un béret sur la tête, ou quelque chose de ce genre. Ça sest joué vraiment à quelques secondes, jai à peine eu le temps de lui dire que vous aviez de la fièvre quil a tourné les talons et a disparu, après mavoir dévisagé de la tête aux pieds. Il ne ma pas mis très à laise, pour être honnête.
Bah, si jamais il revient, dis-lui quil peut mappeler à la maison, sans problème. Tu vas voir que finalement quelquun aura besoin de nous pour résoudre un cas sérieux, au lieu des sornettes habituelles. Et maintenant raccroche et fonce aux bureaux de la Telefonica , éclaircie-moi cette histoire de modem et fais-toi rembourser la somme facturée, ok ?
Oui, chef, ok, pas de problème, je men occupe. Bonne journée, à demain ! »
Mais le Slave savait que lappel ne pouvait pas se terminer ainsi.
Effectivement, Castillo ne lui laissa pas le temps de raccrocher.
« Où crois-tu aller comme ça, canaille ? »
Le Slave souffla, non sans avoir éloigné le combiné de sa bouche. La voix de linspecteur arriva, précise :
Relax, said the night man,
We are programmed to receive! You can check out any time you like... but you can never leave!
« Facile, chef... Hotel California , Eagles.
Année ?
1976.
Bravo, mon gars. Tu es toujours bien préparé, ça me fait plaisir.
Oui. Merci chef. À demain, et surtout, rétablissez-vous vite. »
Clic.
Clic.
Castillo aimait défier le Slave sur le rock.
Pour lui, cétait une marque daffection (ils partageaient la même passion) ; de plus, cela lui permettait de se sentir encore jeune, bien que cette illusion fût anéantie chaque jour par son reflet dans le miroir, au moment le plus impitoyable de la journée : au petit matin, barbe naissante et yeux pochés.
Le Slave se prenait au jeu, parfois amusé, parfois résigné.
Après tout, linspecteur était pour lui le premier point de repère important, sur cette terre étrangère.
Castillo raccrocha et, fatigué comme sil avait couru le marathon de San José, sabandonna à un profond sommeil réparateur, pelotonné dans le matelas moelleux et enveloppé dans la couverture jusquau menton, comme lorsquil était petit.
***
Le Slave avait atterri à laéroport Juan Santamarià de San José, au Costa Rica, un soir de décembre 2013.
Il avait à peine plus de trente ans et venait de Milan, où il avait laissé derrière lui un homicide, une maladie mentale guérie au moyen de soins couteux et une identité trop saugrenue pour être honnête, tout cela grâce à un nouveau passeport qui était faux et, surtout, un portefeuille plein à craquer.
Il voyageait avec une valise remplie dargent provenant dun trafic darmes ayant vu le jour en Croatie, quelques mois plus tôt, auquel il avait participé par hasard, mais qui lui avait rapporté un joli magot en cash, le tout bien caché dans le double fond du bagage embarqué sur le vol international Milan - San José.
Il savait quil prenait des risques, à la douane, avec cette quantité dargent cachée, mais il comptait bien - non sans frissonner - passer entre les mailles des contrôles aléatoires effectués par la police costaricienne sur les bagages en arrivée.
Par chance, sa valise navait pas été inspectée et, après avoir passé le contrôle didentité, il avait poussé un soupir de soulagement, réalisant à ce moment précis que la fuite de son passé douteux sétait véritablement concrétisée.
Dehors, il tombait une pluie fine mais constante, qui toucha en premier lieu son âme avant de pénétrer ses os.
En sortant de laéroport, il avait sauté dans le premier taxi disponible et, dans un espagnol assez approximatif, mais toutefois convenable, il avait demandé au chauffeur de le conduire dans le quartier italien.
Le chauffeur, un homme petit et suant, un mégot de cigarette suspendu aux lèvres, lavait regardé dun air étrange.
Ce jeune homme blond, grand, musclé, portant une chemise à carreaux et des Ray-Ban posées sur le front, malgré lobscurité qui enveloppait déjà les petites routes mal éclairées de la zone environnant laéroport, lui rappelait le personnage dun jeu vidéo qui lavait marqué des années plus tôt, à lépoque du lycée.