Le soir même, Bernard Rieux, debout dans le couloir de limmeuble, cherchait ses clefs avant de monter chez lui, lorsquil vit surgir, du fond obscur du corridor, un gros rat à la démarche incertaine et au pelage mouillé. La bête sarrêta, sembla chercher un équilibre, prit sa course vers le docteur, sarrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui. []
Le lendemain 17 avril, à huit heures, le concierge arrêta le docteur au passage et accusa des mauvais plaisants[33] davoir déposé trois rats morts au milieu du couloir. On avait dû les prendre avec de gros pièges, car ils étaient pleins de sang. Le concierge était resté quelque temps sur le pas de la porte, tenant les rats par les pattes, et attendant que les coupables voulussent bien se trahir par quelque sarcasme. Mais rien nétait venu.
«Ah! ceux-là, disait M. Michel, je finirai par les avoir.»
Intrigué, Rieux décida de commencer sa tournée par les quartiers extérieurs où habitaient les plus pauvres de ses clients. La collecte des ordures sy faisait beaucoup plus tard et lauto qui roulait le long des voies étroites et poussiéreuses de ce quartier frôlait les boîtes de détritus, laissées au bord du trottoir. Dans une rue quil longeait ainsi, le docteur compta une douzaine de rats jetés sur les débris de légumes et les chiffons sales [].
Rieux neut pas de peine à constater ensuite que tout le quartier parlait des rats.
[Vers onze heures, le docteur accompagne à la gare sa femme, qui, malade depuis un an, doit effectuer un séjour en montagne.]
Laprès-midi du même jour, au début de sa consultation, Rieux reçut un jeune homme dont on lui dit quil était journaliste et quil était déjà venu le matin. Il sappelait Raymond Rambert. Court de taille, les épaules épaisses, le visage décidé, les yeux clairs et intelligents, Rambert portait des habits de coupe sportive et semblait à laise dans la vie. Il alla droit au but. Il enquêtait pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes et voulait des renseignements sur leur état sanitaire. Rieux lui dit que cet état nétait pas bon. Mais il voulait savoir, avant daller plus loin, si le journaliste pouvait dire la vérité.
«Certes, dit lautre.
Je veux dire, pouvez-vous porter condamnation totale?
Totale, non, il faut bien le dire. Mais je suppose que cette condamnation serait sans fondement.»
Doucement, Rieux dit quen effet une pareille condamnation serait sans fondement, mais quen posant cette question il cherchait seulement à savoir si le témoignage de Rambert pouvait ou non être sans réserves.
«Je nadmets que les témoignages sans réserves. Je ne soutiendrai donc pas le vôtre de mes renseignements.
Cest le langage de Saint-Just», dit le journaliste en souriant.
Rieux dit sans élever le ton quil nen savait rien, mais que cétait le langage dun homme lassé du monde où il vivait, ayant pourtant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, linjustice et les concessions. Rambert, le cou dans les épaules, regardait le docteur.
«Je crois que je vous comprends», dit-il enfin en se levant.
Le docteur laccompagnait vers la porte:
«Je vous remercie de prendre les choses ainsi.»
Rambert parut impatienté:
«Oui, dit-il, je comprends, pardonnez-moi ce dérangement.»
Le docteur lui serra la main et lui dit quil y aurait un curieux reportage à faire sur la quantité de rats morts quon trouvait dans la ville en ce moment.
«Ah! sexclama Rambert, cela mintéresse.»
À dix-sept heures, comme il sortait pour de nouvelles visites, le docteur croisa dans lescalier un homme encore jeune, à la silhouette lourde, au visage massif et creusé, barré dépais sourcils. Il lavait rencontré, quelquefois, chez les danseurs espagnols qui habitaient le dernier étage de son immeuble. Jean Tarrou fumait une cigarette avec application en contemplant les dernières convulsions dun rat qui crevait sur une marche, à ses pieds. Il leva sur le docteur le regard calme et un peu appuyé[34] de ses yeux gris, lui dit bonjour et ajouta que cette apparition des rats était une curieuse chose.
«Oui, dit Rieux, mais qui finit par être agaçante.
Dans un sens, Docteur, dans un sens seulement.
Nous navons jamais rien vu de semblable, voilà tout. Mais je trouve cela intéressant, oui, positivement intéressant.»
Tarrou passa la main sur ses cheveux pour les rejeter en arrière, regarda de nouveau le rat, maintenant immobile, puis sourit à Rieux:
«Mais, en somme, Docteur, cest surtout laffaire du concierge.»
[Les rats meurent de plus en plus nombreux. Les Oranais commencent à sinquiéter.
Mais, le 28 avril, le docteur est appelé par un de ses anciens malades auprès dun personnage singulier]
Quelques minutes plus tard, il franchissait la porte dune maison basse de la rue Faidherbe, dans un quartier extérieur. Au milieu de lescalier frais et puant, il rencontra Joseph Grand, lemployé, qui descendait à sa rencontre. Cétait un homme dune cinquantaine dannées, à la moustache jaune, long et voûté, les épaules étroites et les membres maigres.
«Cela va mieux, dit-il en arrivant vers Rieux, mais jai cru quil y passait.[35]»
Il se mouchait. Au deuxième et dernier étage, sur la porte de gauche, Rieux lut, tracé à la craie rouge: «Entrez, je suis pendu.»
Ils entrèrent. La corde pendait de la suspension audessus dune chaise renversée, la table poussée dans un coin. Mais elle pendait dans le vide.
«Je lai décroché à temps, disait Grand, qui semblait toujours chercher ses mots, bien quil parlât le langage le plus simple. Je sortais, justement, et jai entendu du bruit. Quand jai vu linscription, comment vous expliquer, jai cru à une farce. Mais il a poussé un gémissement drôle, et même sinistre, on peut le dire.»
Il se grattait la tête:
«À mon avis, lopération doit être douloureuse. Naturellement, je suis entré.»
Ils avaient poussé une porte et se trouvaient sur le seuil dune chambre claire, mais meublée pauvrement. Un petit homme rond était couché sur le lit de cuivre. Il respirait fortement et les regardait avec des yeux congestionnés. Le docteur sarrêta. Dans les intervalles de la respiration, il lui semblait entendre des petits cris de rats. Mais rien ne bougeait dans les coins. Rieux alla vers le lit. Lhomme nétait pas tombé dassez haut, ni trop brusquement, les vertèbres avaient tenu. Bien entendu, un peu dasphyxie. Il faudrait avoir une radiographie. Le docteur fit une piqûre dhuile camphrée[36] et dit que tout sarrangerait en quelques jours.
«Merci, Docteur», dit lhomme dune voix étouffée.
Rieux demanda à Grand sil avait prévenu le commissariat et lemployé prit un air déconfit:
«Non, dit-il, oh! non. Jai pensé que le plus pressé
Bien sûr, coupa Rieux, je le ferai donc.»
Mais, à ce moment, le malade sagita et se dressa dans le lit en protestant quil allait bien et que ce nétait pas la peine.
«Calmez-vous, dit Rieux. Ce nest pas une affaire, croyez-moi, et il faut que je fasse ma déclaration.
Oh!» fit lautre.
Et il se rejeta en arrière pour pleurer à petits coups. Grand, qui tripotait sa moustache depuis un moment, sapprocha de lui.