-Qu'as-tu? demanda le toqui au bombero.
-Et toi? répondit Sanchez en ricanant et en se croisant les bras, sans toutefois lâcher ses pistolets.
-Réponds si tu ne veux mourir: tu es en mon pouvoir.
-Un brave n'appartient qu'à lui; il a toujours la ressource de se faire tuer.
-Peut-être Essayes de me prendre.
-Rends-toi, il ne te sera fait aucun mal.
-Un bombero ne se rend jamais.
-Pourquoi t'es-tu introduit parmi nous?
-Canario! je suis venu pour assister à vos jongleries indiennes et pour connaître le but de cette réunion nocturne.
-Vous êtes franc, au moins, j'y aurai égard. Allons! la résistance Serait inutile, rendez-vous.
-Etes-vous fou, mon maître?
-Chew! dit aux indiens Neham-Outah bouillant de colère.
Ceux-ci s'élancèrent. Deux coups de pistolet retentirent et deux Indiens se tordirent sur les sable. Pendant que les autres hésitaient, Sanchez, replaçant ses revolvers à sa ceinture, sait son machete.
-Place! s'écria-t-il.
-A mort! répétèrent les guerriers.
-Place! place!
Et Sanchez se précipita sur les Indiens, frappant à droite et à gauche d'estoc et de taille. Neham-Outah se jeta au devant de lui avec un rugissement de lion blessé.
-Ah! ah! fit le bombero; mon brave chef au soleil de diamant, à nous deux!
Tout à coup trois coups de feu partirent derrière les Indiens, et trois cavaliers se ruèrent sur eux, semant sur leur passage l'épouvante et la mort. Les Indiens, ne sachant combien d'ennemis combattaient contre eux, crurent, grâce à l'obscurité et au nombre des morts, avoir affaire à un renfort considérable et commencèrent à se disperser dans toutes les directions, hormis les plus résolus qui tinrent bon et continuèrent à résister aux assaillants. On comptait parmi eux Neham-Outah, Pincheira et quelques chefs renommés.
Les trois bomberos, appelés par le glapissement rauque de Sanchez, s'étaient hâtés vers leur frère; ils l'aidèrent à se mettre en selle sur son cheval qu'ils lui avaient amené.
-Ah! criait-il, sus! sus! aux Indiens! Neham-Outah lui asséna un coup de machete auquel l'Espagnol riposta par un coup de taille qui balafra le visage de son adversaire. Le toqui poussa un cri, non de douleur, mais de rage.
-Eh! lui dit le bombero, je te reconnaîtrai, si jamais nous nous rencontrons, car tu portes mes marques.
-Misérable! fit le chef, en déchargeant sur lui un de ses pistolets.
-Ah! murmura à son tour Sanchez qui s'affaissa sur sa selle.
Il serait tombé si Julian ne l'eût retenu.
Il m'a tué, reprit le blessé d'une voix entrecoupée. Courage, frères! ne leur laissez pas mon corps.
Les trois bomberos, soutenant leur frère au milieux d'eux, redoublèrent d'ardeur pour l'entraîner loin d'une perte inévitable; mais comment fuir? Les Indiens, le premier mouvement de panique passé, purent compter leurs ennemis, ils revinrent à la charge et menaçaient de les accabler par leur nombre. La position était horrible. Sanchez, qui avait gardé son sang froid, comprit que ses frères allaient se perdre pour lui, et, sacrifiant sa vie pour les sauver, il leur cria:
-Fuyez! laissez-moi seul ici: dans quelques minutes je serai mort.
-Non, répondirent-ils en faisant cabrer leurs chevaux pour parer les coups, nous vous sortirons de là où nous périrons ensemble.
Sanchez, qui connaissait ses frères, n'ignorait pas que leur résolution était inébranlable.
Le combat se livrait, en ce moment, à deux mètres de l'arbre de Gualichu. Sanchez, pendant que ses frères se défendaient partout à la fois, se laissa glisser sur le sol; et, lorsque les bomberos se retournèrent, le cheval était privé de son cavalier, Sanchez avait disparu.
-Il est mort, que faire? dit Julian désespéré.
-Lui obéir, puisque nous n'avons pu le sauver, répondit Simon.
-En avant donc!
Et tous les trois, ensanglantant les flancs de leurs chevaux, ils bondirent au plus épais des Indiens. Le choc fut terrible. Cependant, quelques secondes plus tard, mis hors de danger par leur audace incroyable, les bomberos fuyaient comme le vent dans trois directions différentes en poussant des cris de triomphe.
Les Indiens reconnurent l'inutilité d'une poursuite à travers les sables; ils se contentèrent de relever leurs blessés et de compter les morts, en tout une trentaine de victimes.
-Ces Espagnols sont de véritables démons, quand ils s'y mettent, dit Pincheira qui se souvint alors de son origine.
-Oh! lui répondit Neham-Outah ivre de fureur, si jamais je leur appuie le pied sur la poitrine, ils expieront les maux dont ils flagellent ma race depuis des siècles.
-Je vous suis tout dévoué, reprint Pincheira.
-Merci, mon ami! L'heure venue, je vous rappellerai votre promesse.
-Je serai prêt, mais à présent quels sont vos desseins?
-Cette balafre que cet enragé m'a taillée dans le visage me force à mettre le feu aux poudres le plus tôt possible.
-Faites, vive Dieu! et finissons-en avec ces Espagnols maudits.
-Vous haïssez donc bien vos compatriotes?
-J'ai le coeur indien, c'est tout dire.
Je vous procurerai bientôt l'occasion d'assouvir votre haine contre eux.
-Dieu vous entende!
-Mais les chefs se sont de nouveau rassemblés autour du feu du conseil; frère, venez.
Neham-Outah et Pincheira approchèrent de l'arbre de Gualichu où les Indiens s'étaient groupés, immobiles, silencieux et calmes, comme si rien n'eut troublé leur réunion.
V.LE MATCHITUM
Les Indiens, en relevant leurs morts avaient vainement cherché le cadavre de l'homme blanc; ils se persuadèrent que ses compagnons l'avaient enlevé. Ceux-ci, au contraire, se reprochaient amèrement d'avoir abandonné aux mains des païens le corps de leur frère.
En effet, qu'était devenu Sanchez?
Le bombero était un de ces hommes de fer, qu'une forte volonté mène à leur but et que la mort seule peut abattre. Il voulait donc assister au conseil des chefs, dont il soupçonnait la haute importance, et, au lieu de jeter sa vie en pâture dans une lutte inégale, il trouva le coup de pistolet de Neham-Outah le prétexte qu'il guettait. Comme le temps pressait, il avait feint d'être blessé à mort, et ses frères et ennemis avaient été dupes de son stratagème.
Dès qu'il se fût laissé glisser en bas de son cheval, à la faveur de l'ombre de la mêlée, il avait pu, soit en rampant comme une couleuvre, soit en sautant comme un cougouar, grimper et se cacher dans le tronc creux de l'arbre de Gualichu. Là il se tapit sous un amas informe d'objets offerts par la dévotion des Indiens et fut aussi en sûreté que dans la forteresse du Carmen. Du reste, en hardi chasseur qui a toujours le temps de se faire tuer, il n'avait point lâché ses armes. Son premier soin fut de s'envelopper le bras sans respect pour Gualichu, dans un morceau d'étoffe afin d'arrêter le sang de sa blessure: puis il s'arrangea de son mieux au fond de sa cachette, la tête un peu en dehors pour avoir les yeux sur la scène qui allait se passer.
Tous les chefs étaient déjà réunis. Lucaney, ulmen des Puelches, prit la parole.
-L'Espagnol qui a osé s'introduire parmi nous pour violer le secret de nos délibérations est mort; nous sommes seuls; commençons la cérémonie.
-Il sera fait selon le désir de mon frère l'ulmen des Puelches, répondit Neham-Outah. Où est le sage matchi?
-Ici, reprit un grand homme efflanqué, sec et maigre, dont le visage était bariolé de dix couleurs différentes et qui était habillé en femme.