-Enfant, reprit don Luis en lui baisant au front, que peut-il te faire?
-Je l'ignore, mais j'ai peur.
-Veux-tu que je ne le reçoive plus.
-Gardez-vous-en bien; ce serait hâter le malheur qui me menace.
-Allons, tu perds la tête et te plais à te créer des chimères.
Au même moment un domestique annonça don Juan Perez que entra dans le salon.
Le jeune homme était vêtu à la dernière mode de Paris; l'éclat des bougies rayonna sur son beau visage.
Le père et la fille tressaillirent.
Don Juan s'approcha de dona Linda, la salua avec grâce et lui offrit un superbe bouquet de fleurs exotiques. Elle remercia d'un sourire, prit le bouquet, et, presque sans le regarder, le posa sur un guéridon.
On annonça successivement le gouverneur, don Luciano Quiros, accompagné de tout son état-major, et deux ou trois famille, en tout une quinzaine de personnes. Peu à peu la réunion s'anima, on causa.
-Eh bien! colonel, demanda don Luis au gouverneur, quelles nouvelles de Buenos-Ayres?
-Notre grand Rosas, répondit le colonel qui étouffait dans son uniforme, a encore battu à plates coutures les sauvages unitaires d'Oribe.
-Dieu soit loué! peut-être cet avantage nous procurera-t-il un peu de tranquillité dont le commerce a besoin.
-Oui, reprit un colon, les communications deviennent si difficiles que ar terre on ne peut plus rien expédier.
-Est-ce que les Indiens se remueraient? demanda un négociant inquiet de ces paroles.
-Oh! interrompit le gros commandant, il n'y a pas de danger: la dernière leçon qu'ils ont reçue a été rude, ils s'en souviendront longtemps, et de longtemps ils n'oseront envahir nos frontières.
Un sourire presque invisible passa sur les lèvres de don Juan.
-En cas d'invasion, les croyez-vous capables de troubler sérieusement la colonie?
-Hum! reprit don Luciano, en somme, ce sont de pauvres hères.
Le jeune homme sourit de nouveau d'une façon amère et sinistre.
-Monsieur le gouverneur, dit-il, je suis de votre avis; je crois que les Indiens feront bien de rester chez eux.
-Pardieu! exclama le commandant.
-Mon dieu, mademoiselle, dit don Juan en se tournant vers dona Linda, serait-ce trop exiger de votre grâce que de vous prier de chanter le délicieux morceau du Domino noir que vous avez si bien chanté l'autre jour?
La jeune fille, sans se faire prier, se mit au piano, et d'une voix pure chanta la romance du troisième acte.
-J'ai entendu à Paris cette romance par madame Damoreau, ce rossignol envolé, et je ne saurais dire qui de vous ou d'elle y apporte plus de goût et de naïveté.
-Don Juan, répondit dona Linda, vous avez trop longtemps vécu en France.
-Pourquoi donc, mademoiselle?
-Vous en êtes devenu un détestable flatteur.
-Bravo! gloussa le gouverneur avec un gros rire. Vous le voyez, don Juan, nos créoles valent les Parisiennes pour la vivacité de la repartie.
-Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme; mais laissez-moi faire, ajouta-t-il avec un accent indéfinissable, je prendrai bientôt ma revanche.
Et il enveloppa dona Linda dans un regard dont elle frissonna.
-Don Juan, demain, je l'espère, demanda le gouverneur, vous assisterez au Te Deum chanté en l'honneur de notre glorieux Rosas?
-Impossible, colonel; ce soir même, je pars pour un voyage forcé.
-Allons bon! encore une de vos excursions mystérieuses?
-Oui, mais celle-là ne sera pas longue et bientôt je serai de retour.
-Tant mieux!
-Quien sabe? (Qui sait?) murmura le jeune homme d'une voix sinistre.
Dona Linda, qui avait entendu ces dernier mots, ne fut pas maîtresse de son effroi.
Les visiteurs prirent congé les uns à la suite des autres. Don Juan Perez était enfin seul avec ses hôtes.
-Senorita, dit-il en faisant ses adieux, je pars pour un voyage où je courrai sans nul doute de grands dangers. Puis-je espérer que vous daignerez, dans vos prières, vous souvenir du voyageur?
Linda le regarda un instant en face, et, avec une rudesse qui ne lui était pas naturelle, elle répondit:
-Senor Caballero, je ne puis prier pour la réussite d'une expédition dont je ne connais pas le but.
-Merci de votre franchise, mademoiselle! reprit don Juan sans s'émouvoir; je n'oublierai point vos paroles.
Et après la politesse d'usage il se retira.
-Le Capataz de San-Julian, don José Diaz, demande à parler, pour affaire importante, au senor don Luis Munoz.
-Faites entrer, répondit don Luis au domestique, qui avait si longuement annoncé le capataz. Toi, Lindita, viens auprès de moi, sur ce canapé.
Don Juan était extrêmement agité lorsqu'il sortit de la maison; il se retourna et darda son regard de vipère sur les fenêtres du salon où se dessinait la silhouette mobile de dona Linda.
-Orgueilleuse fille, dit-il d'une voix sourde et terrible, je te punirai bientôt de tes dédains.
Puis, s'enveloppant dans son manteau, il se dirigea d'un pas rapide vers une maison située à peu de distance et qui au Carmen lui servait de pied à terre. Il y frappa deux coups; la porte s'ouvrit et se referma sur lui.
Vingt minutes après, cette porte se rouvrait, pour livrer passage à deux cavaliers.
-Maître, où allons-nous? demanda l'un.
-A l'arbre de Gualichu, répondit l'autre, qui ajouta tout bas: chercher la vengeance.
Les deux cavaliers s'enfoncèrent dans l'obscurité et le galop furieux de leurs chevaux fut vite perdu dans les profondeurs du silence.
IV.L'ESPION
Généralement, les nations australes ont une divinité, ou pour mieux dire, un génie quelquefois bienfaisant, le plus souvent hostile; leur culte est moins de la vénération que de la crainte. Ce génie est nommé Achekemat-Kanet par les Patagons, Quecubu par las Aucas, et Gualichu par les Puelches. Et, comme ces derniers ont plus particulièrement parcouru le territoire où se trouve l'arbre sacré, ils ont perpétué le nom de leur génie du mal en le donnant à l'arbre auquel ils attribuent la même puissance.
La croyance à Gualichu remonte, dans les Pampas, à la plus haute antiquité.
Ce dieu méchant est tout simplement un arbre rabougri qui, mêlé à d'autres arbres, n'aurait point attiré l'attention, tandis que, seul et comme égaré dans l'immensité des plaines, il sert de repère au voyageur fatigué d'une longue route dans ces océans sablonneux. Il s'élève à une hauteur de trente à trente-cinq pieds, tout tortueux, tout épineux, et s'arrondit en une large coupe formée par son tronc vermoulu, où hommes et femmes entassent leurs présents, tabac, verroteries, et pièces de monnaie. Il est âgé de plusieurs siècles et appartient aux espèces d'acacias que les Hispano-Américains désignent sous le nom d'algarrobo.
Les hordes errantes des Indiens, frappées sans doute de la solitude de cet arbre au milieu des déserts, en ont fait l'objet de leur culte. En effet, ses branches sont couvertes d'offrandes diverses d'une certaine valeur; là un poncho, là une mante, plus loin des rubans de laine ou des fils de couleur; de toutes parts, sur les épines, des rameaux sont accrochés des vêtements plus ou moins altérés et déchirés par le vent, ce qui donne à l'arbre sacré l'aspect d'une friperie. Aucun Indien, Patagon, Puelche, Aucas, ou Tehuelche n'oserait passer sans y laisser quelque chose; celui qui n'a rien coupe des crins de son cheval et les attache à une branche. L'offrande la plus précieuse et la plus efficace, selon les Indiens est celle de leur cheval; aussi, le grand nombre de chevaux égorgés autour de l'arbre atteste-t-il leur culte.