Don Juan Perez avait laissé retomber son manteau, l'épaule appuyée contre un arbre, les jambes croisées, et il écoutait avec une impatience visible ce que lui disait en ce moment Chillito.
Don Juan Perez était un homme de vingt-huit ans, beau, d'une taille élevée et bien prise, pleine d'élégance et de noblesse dans tous ses mouvements, avec cette attitude hautaine que donne l'habitude de commander. Des yeux noirs grands et vifs illuminaient l'ovale de son visage, deux yeux comme chargés d'éclairs et dont il était presque impossible de supporter le regard et la fascination étranges. Les narines mobiles de son nez droit semblaient s'ouvrir aux passions vives; une froide raillerie s'était incrustée dans les coins de sa bouche, belle de dents blanches et surmontée d'une moustache noire. Le front était large, la peau bistrée par les ardeurs du soleil, la chevelure longue et soyeuse. Cependant malgré toutes ces prodigalités de la nature, son expression altière et dédaigneuse finissait par inspirer une sorte de répulsion.
Les mains de don Juan étaient parfaitement gantées et petites; son pied, un pied de race, se cambrait dans des bottes vernies. Pour le costume, qui était d'une grande richesse, il était absolument pareil par la forme à celui des gauchos. Un diamant d'un prix immense serrait le col de sa chemise, et le fin tissu de son poncho valait plus de cinq cents piastres.
Deux ans avant l'époque de ce récit, don Juan Perez était arrivé au Carmen inconnu de tout le monde, et chacun s'était demandé: d'où vient-il? de qui tient-il sa fortune princière? où sont ses propriétés? Don Juan avait acheté, dans la colonie, une estancia, située à deux ou trois lieues de Carmen, et, sous prétexte de défense contre les Indiens, il l'avait fortifiée, entourée de fossés et de palissades et munie de six pièces de canon. Il avait ainsi muré sa vie et déjoué la curiosité. Quoique son estancia ne s'ouvrit jamais devant aucun hôte, il était accueilli par les premières familles du Carmen, qu'il visitait assidûment, pour soudain, au grand étonnement de tous, il disparaissait pendant des mois entiers. Les dames avaient perdu leurs sourires et leurs oeillades, les hommes leurs questions adroites pour faire parler don Juan. Don Luciano Quiros, à qui son poste de gouverneur donnait droit à la curiosité, ne laissa pas d'avoir quelques inquiétudes au sujet du bel étranger, mais, de guerre lasse, il en appela au temps qui déchire tôt ou tard les voiles les plus épais.
Voilà quel était l'homme qui écoutait Chillito dans la clairière, et tout ce que l'on savait sur son compte.
-Assez! fit-il avec colère en interrompant le gauche; tu es un chien et un fils de chien.
-Senor! dit Chillito qui redressa la tête.
-J'ai envie de te briser comme un misérable que tu es.
-Des menaces! à moi! s'écria la gaucho pâle de rage et dégainant son couteau.
Don Juan lui saisit le poignet de sa main gantée, et le lui tordit si rudement qu'il laissa échapper son arme avec un cri de douleur.
-A genoux! et demande pardon, reprit le gentilhomme; et il jeta Chillito sur le sol.
-Non, tuez-moi plutôt.
-Va, gueux, retire-toi, tu n'es qu'une bête brute.
Le gaucho se releva en chancelant; Le sang injectais ses yeux, ses lèvres étaient blêmes, tout son corps tremblait. Il ramassa son couteau et s'approcha de don Juan, qui l'attendait les bras croisés.
-Eh bien! oui, dit-il, je suis une bête brute, mais je vous aime, après tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas.
-Va-t'en.
-C'est votre dernier mot?
-Oui.
-Au diable, alors!
Et le gaucho, d'un mouvement prompt comme la pensée, leva son arme pour se frapper.
-Je te pardonne, reprit don Juan qui avait arrêté le bras de Chillito; mais, si tu veux me servir, sois muet comme un cadavre.
Le gaucho tomba à ses pieds et couvrit ses mains de baisers, semblable au chien qui lèche son maître dont il a été battu.
Mato était resté témoin immobile de cette scène.
-Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être aimé ainsi! murmura José Diaz toujours caché derrière un arbre.
III.DON JUAN PEREZ
Après un court silence, don Juan reprit la parole.
-Je sais que tu m'es dévoué, et j'ai en toi une entière confiance, mais tu es un ivrogne, Chillito, et la boisson conseille mal.
-Je ne boirai plus, répondit le gaucho.
Don Juan sourit.
-Bois, mais sans tuer ta raison. Dans l'ivresse, comme tu l'as fait tantôt, on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard. Ce n'est pas le maître qui parle ici, c'est l'ami. Puis-je compter sur vous deux?
-Oui, dirent les gauchos.
-Je pars; vous ne quittez pas la colonie et soyez prêts à tout. Surveillez particulièrement la maison de don Luis Munoz au dehors et au dedans. S'il arrive quelque chose d'extraordinaire à lui ou sa fille dona Linda, vous allumerez immédiatement deux feux, l'un sur la falaise des Urubus, l'autre sur celle de San-Xavier, et au bout de quelques heures vous aurez de mes nouvelles. Chacun de mes ordres si incompréhensible qu'il soit, me promettez-vous de l'exécuter avec promptitude et dévouement.
-Nous le jurons!
-C'est bien. Un dernier mot! Liez-vous avec le plus de gauchos que vous pourrez: tâchez, sans éveiller le soupçon qui ne dort jamais que d'un oeil, de réunir une troupe d'homme déterminés. A propos, méfiez-vous de Pavito: c'est un traître.
-Faut-il le tuer? demanda Mato.
-Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s'en débarrasser adroitement.
Les deux gauchos se lancèrent un regard à la dérobée; don Juan feignit de ne pas les voir.
-Avez-vous besoin d'argent?
-Non, maître.
-N'importe! prenez cela.
Il jeta dans la main de Mato une longue bourse en filet; un grand nombre d'onces d'or étincelaient à travers les mailles.
-Chillito, mon cheval.
Le gaucho entra dans le bois et reparut presque aussitôt, tenant en bride un magnifique coureur sur lequel don Juan s'élança.
-Adieu, leur dit-il, prudence et fidélité! Une indiscrétion vous coûterait la vie.
Et, ayant fait un salut amical aux deux gauchos, il donna de l'éperon dans les flancs du cheval et s'éloigna dans la direction du Carmen. Mato et Chillito reprirent le chemin de la Poblacion-del-Sur.
Dès qu'ils furent à une certaine distance, dans un coin de clairière s'agitèrent les broussailles, d'où s'avança par degrés une tête pâlie par la peur. Cette tête appartenait au Pavito, qui, un pistolet d'une main et son couteau de l'autre, se dressa sur ses pieds en regardant autour de lui d'un air effaré et en murmurant à mi-voix:
-Canario! me tuer adroitement! nous verrons, nous verrons. Santa Virgen del Pilar! quels démons! Eh! eh! on a raison d'écouter.
-C'est le seul moyen d'entendre, dit quelqu'un d'un ton railleur.
-Qui va là? s'écria le Pavito, qui fit un bond de côté.
-Un ami, reprit José Diaz qui sortit de derrière l'érable et joignit le gaucho, auquel il serra la main.
-Ah! ah! capataz (majordome) soyez le bienvenu. Vous écoutiez donc aussi?
-Tudieu! si j'écoutais? J'ai profité de l'occasion pour m'édifier sur don Juan.
-Eh bien?
-Ce caballero me parait un assez ténébreux scélérat: mais, Dieu aidant, nous ruinerons ses trames pleines d'ombre.
-Ainsi soit-il!
-Et d'abord, que comptez-vous faire?
-Ma foi! je l'ignore. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Me tuer adroitement! Mato et Chillito sont bien les plus hideux sacripants de la pampa.