VIOLA. Il est à votre suite, seigneur: me voici.
LE DUC, aux autres. Retirez-vous un moment à l'écart. Césario, tu es instruit de tout; je t'ai ouvert le livre secret de mon coeur. Ainsi, bon jeune homme, dirige tes pas vers elle. Ne te laisse pas interdire l'entrée: poste-toi à ses portes, et dis-leur que ton pied y prendra racine jusqu'à ce que tu obtiennes une audience.
VIOLA. Sûrement, mon noble duc, si elle est aussi abandonnée à son chagrin qu'on le dit, jamais elle ne voudra me recevoir.
LE DUC. Fais du bruit, brave toutes les bienséances, plutôt que de revenir sans succès.
VIOLA. Admettez que je puisse lui parler, seigneur; que lui dirai-je alors?
LE DUC. Ah! dévoile-lui toute la violence de mon amour; étonne-la du récit de ma tendresse. Il te siéra bien de lui représenter mes souffrances; elle l'écoutera avec plus d'intérêt dans la bouche de ta jeunesse, qu'elle ne ferait dans celle d'un député plus grave.
VIOLA. Je ne le pense pas, seigneur.
LE DUC. Crois-le, cher enfant, car c'est mentir à tes belles années, que de dire que tu es un homme. Les lèvres de Diane ne sont pas plus fraîches, ni plus vermeilles. Ton filet de voix ressemble à l'organe d'une jeune vierge: elle est perçante et sonore; et tout en toi te rend propre à jouer le rôle d'une femme. Je sais que ton étoile te destine à cette négociation. (Aux autres.) Accompagnez-le, au nombre de quatre ou cinq, tous même si vous voulez; car pour moi, je ne me trouve jamais mieux que quand je suis seul. (A Viola.) Réussis dans ce message, et tu vivras aussi indépendant que ton maître; sa fortune sera la tienne.
VIOLA. Je ferai donc de mon mieux ma cour à votre maîtresse. (Le duc sort.) Lutte remplie d'obstacles! Quel que soit mon rôle en lui faisant ma cour, je voudrais, moi, devenir la femme du duc.
(Tous sortent.)SCÈNE V
Appartement de la maison d'OliviaMARIE et LE BOUFFONMARIE. Allons, dis-moi où tu as été, ou je n'ouvrirai pas assez mes lèvres pour qu'un crin puisse y entrer, dans le but de t'excuser; ma maîtresse te fera pendre pour t'être absenté.
LE BOUFFON. Eh bien! qu'elle me pende; quiconque est bien pendu dans ce monde n'a plus rien à redouter.
MARIE. Compte là-dessus.
LE BOUFFON. Il ne voit plus personne à craindre.
MARIE. Bonne réponse de carême19! Je puis t'apprendre l'origine de ces mots.
LE BOUFFON. D'où vient-il, bonne dame Marie?
MARIE. De la guerre; et tu peux le dire hardiment dans tes folies.
LE BOUFFON. Eh bien! que Dieu donne la sagesse à ceux qui l'ont, et que ceux qui sont fous fassent usage de leurs talents.
MARIE. Mais tu seras pendu pour être resté si longtemps absent, ou tout au moins renvoyé; n'est-ce pas la même chose pour toi que d'être pendu?
LE BOUFFON. Vraiment, une bonne pendaison prévient un mauvais mariage20. Et quant au malheur d'être renvoyé, l'été y pourvoira21.
MARIE. Tu es donc bien résolu?
LE BOUFFON. Non pas; mais je suis résolu sur deux points.
MARIE. En sorte que si l'un manque, l'autre tiendra; ou si tous les deux viennent à manquer, ton haut-de-chausses tombe par terre.
LE BOUFFON. Juste; en bonne foi, tout juste! Allons, va ton chemin. Si sir Tobie voulait quitter la boisson, tu serais une aussi spirituelle pièce de la chair d'Ève qu'aucune en Illyrie.
MARIE. Tais-toi, faquin; plus de cela: voici ma maîtresse; fais tes excuses sagement, cela vaudra mieux.
(Marie sort.)(Entrent Olivia, Malvolio et suite.)LE BOUFFON. Esprit, si c'est ton bon plaisir, mets-moi en bonne veine de folies. Les gens d'esprit qui s'imaginent te posséder ne sont souvent que des fous; et moi, qui suis bien sûr de ne pas t'avoir, je pourrais passer pour un homme sensé; car que dit Quinapalus? Un fou spirituel vaut mieux qu'un esprit fou. Dieu vous bénisse, maîtresse!
OLIVIA. Faites sortir cet imbécile.
LE BOUFFON. Est-ce que vous n'entendez pas, camarades? Emmenez madame.
OLIVIA. Va-t'en; tu es un fou à sec: je ne veux plus de toi; d'ailleurs tu deviens malhonnête.
LE BOUFFON. Deux défauts, madonna, que la boisson et les bons conseils corrigeront; car donnez à boire à un fou à sec, et le fou cessera d'être à sec; recommandez à un homme malhonnête de se corriger, s'il se corrige, il ne sera plus malhonnête, et s'il ne peut se corriger, que le ravaudeur le corrige; tout ce qui dans le monde est corrigé n'est que rapetassé: la vertu qui s'égare n'est que rapetassée de vice, et le vice qui s'amende n'est que rapetassé de vertu. Si ce syllogisme tout simple peut me servir, à la bonne heure; sinon, quel remède? Comme il n'y a point d'homme vraiment déshonoré autre que le misérable, de même la beauté n'est qu'une fleur. La dame a commandé de faire sortir l'imbécile; en conséquence, je le répète, faites-la sortir.
OLIVIA. Monsieur, je leur ai commandé de vous faire sortir.
LE BOUFFON. Une méprise du plus haut degré! Madame, cuclus non facit monachum22; c'est comme qui dirait, je ne porte pas d'habit de fou dans le cerveau. Bonne madonna, donnez-moi la permission de prouver que vous êtes une folle.
OLIVIA. Peux-tu le prouver?
LE BOUFFON. Très-adroitement, bonne madonna.
OLIVIA. Voyons ta preuve.
LE BOUFFON. Il faut que je vous catéchise pour cela, madame. Ma bonne petite souris de vertu, répondez-moi.
OLIVIA. Allons, monsieur, à défaut d'autre passe-temps, je vous demanderai votre preuve.
LE BOUFFON. Bonne madame, pourquoi êtes-vous en deuil?
OLIVIA. Mon cher fou, pour la mort de mon frère.
LE BOUFFON. Je crois, madame, que son âme est en enfer.
OLIVIA. Moi, je sais, fou, que son âme est dans le ciel.
LE BOUFFON. Vous n'en êtes que d'autant plus folle, madame, d'être en deuil, de ce que l'âme de votre frère est dans le ciel. Emmenez la folle, messieurs.
OLIVIA. Que pensez-vous de ce fou, Malvolio? Ne s'amende-t-il pas?
MALVOLIO. Oui, et il continuera ainsi jusqu'à ce que les angoisses de la mort l'ébranlent. L'infirmité qui fait déchoir le sage amende toujours le fou.
LE BOUFFON. Dieu veuille vous envoyer, monsieur, une prompte infirmité, afin d'augmenter votre folie! Sir Tobie jurera que je ne suis pas un renard; mais il ne risquerait pas sa parole sur deux sous, pour gager que vous n'êtes pas fou.
OLIVIA. Que répondez-vous à cela, Malvolio?
MALVOLIO. Je m'étonne que vous, madame, vous puissiez vous amuser des stériles propos d'un pareil coquin; je l'ai vu terrassé l'autre jour par un fou ordinaire qui n'a pas plus de cervelle qu'une pierre. Voyez, il est déjà hors de parade; si vous ne riez pas, et que vous ne lui fournissiez pas matière, le voilà bâillonné. Je proteste que je tiens tous ces hommes sensés, qui rient ainsi de ces sortes de fous, pour n'être eux-mêmes rien de mieux que les bouffons de fous.
OLIVIA. Oh! vous êtes malade à force d'amour-propre, Malvolio, et votre goût en est dépravé. Quiconque est généreux, sans reproche, et d'une humeur franche, gaie, prend pour des flèches d'oiseau ces traits que vous croyez des boulets de canon; il n'y a aucune médisance dans un fou de profession, quoiqu'il ne fasse que railler, et il n'y a point d'amertume dans les railleries d'un homme connu pour sage, quoiqu'il ne fasse que censurer.