Mme de la Marlière était alors très liée avec Mme Junot, duchesse d'Abrantès, qui a laissé des Mémoires intéressans, et qui est morte très malheureuse, après une vie mêlée de plaisirs et de désastres. Elle a consacré, s'il m'en souvient bien, une page à Mme de la Marlière, qu'elle a beaucoup poétisée. Mais il faut permettre à l'amitié ces sortes d'inexactitudes. En somme, la vieille amie de la comtesse de Provence, de Mme Junot et de ma grand'mère avait plus de qualités que de défauts, et c'était de quoi lui faire pardonner quelques travers et quelques ridicules. Les autres amies de ma grand'mère étaient d'abord Mme de Pardaillan, celle qu'elle préférait avec raison à toutes les autres: petite bonne vieille qui avait été fort jolie et qui était encore proprette, mignonne et fraîche sous ses rides. Elle n'avait pas d'esprit et pas plus d'instruction que les autres dames de son temps, car de toutes celles que je mentionne, ma grand'mère était la seule qui sût parfaitement sa langue et dont l'orthographe fût correcte. Mme de la Marlière, quoique drôle et piquante dans son style, écrivait comme nos cuisinières n'écrivent plus; mais Mme de Pardaillan, n'ayant jamais eu aucune espèce de prétention, et ne visant point à l'esprit, n'était jamais ennuyeuse. Elle jugeait tout avec un grand bon sens, et prenait son opinion et ses principes dans son cœur, sans s'inquiéter du monde. Je ne crois pas qu'elle ait, non seulement dit un mot méchant dans sa vie, mais encore qu'elle ait eu une seule pensée hostile ou amère. C'était une nature angélique, calme, et pourtant sensible et aimante, une âme fidèle, maternelle à tous, pieuse sans fanatisme, tolérante non par indifférence, mais par tendresse et modestie. Enfin, je ne sais si elle avait des défauts, mais elle est une des deux ou trois personnes que j'ai rencontrées, dans ma vie, chez lesquelles il m'a été impossible d'en pressentir aucun.
S'il n'y avait pas de brillant à la surface de son esprit, je crois qu'il y avait du moins une certaine profondeur dans ses pensées. Elle avait l'habitude de m'appeler pauvre petite. Et un jour que je me trouvais seule avec elle, je m'enhardis à lui demander pourquoi elle m'appelait ainsi. Elle m'attira près d'elle et me dit d'une voix émue, en m'embrassant: «Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde.» Cette espèce de prophétie me fit quelque impression. «Je serai donc malheureuse? lui dis-je. Oui, me répondit-elle. Tout le monde est condamné au chagrin; mais vous en aurez plus qu'une autre, et souvenez-vous de ce que je vous dis; soyez bonne, parce que vous aurez beaucoup à pardonner. Et pourquoi faudra-t-il que je pardonne? lui demandai-je encore. Parce que vous éprouverez à pardonner le seul bonheur que vous devez avoir.»
Avait-elle dans l'âme quelque secret chagrin qui la faisait parler ainsi d'une manière générale? Je ne le pense pas; elle devait être heureuse, car elle était adorée de sa famille. Je croirais pourtant assez qu'elle avait été brisée dans sa jeunesse par quelque peine de cœur, qu'elle n'avait jamais révélée à personne, ou bien comprenait-elle, avec son bon et noble cœur, combien j'aimais ma mère et combien j'aurais à souffrir dans cette affection?
Mme de Béranger et Mme de Ferrières étaient toutes deux si infatuées de leur noblesse que je ne saurais laquelle nommer la première pour l'orgueil et les grands airs. C'étaient bien les meilleurs types de vieilles comtesses dont ma mère pût se divertir. Elles avaient été fort belles toutes les deux, et fort vertueuses, disaient-elles, ce qui ajoutait à leur morgue et à leur raideur. Mme de Ferrières avait encore de beaux RESTES, et n'était point fâchée de les montrer. Elle avait toujours les bras nus dans son manchon, dès le matin, quelque temps qu'il fît. C'étaient des bras fort blancs et très gras, que je regardais avec étonnement, car je ne comprenais rien à cette coquetterie surannée. Mais ces beaux bras de soixante ans étaient si flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une sorte de dégoût. Je n'ai jamais compris ces besoins de nudité chez les vieilles femmes, surtout chez celles dont la vie a été sage. Mais c'était peut-être chez Mme de Ferrières une habitude de costume ancien quelle ne voulait point abjurer.
Mme de Béranger, non plus que la précédente, n'était la favorite d'aucune princesse de l'ancien ou du nouveau régime3. Elle s'estimait trop haut placée pour cela, car elle eût dit volontiers: C'est à moi d'avoir une cour, et non de faire partie de celle des autres. Je ne sais plus de qui elle était fille, mais son mari prétendait descendre de Béranger, roi d'Italie, du temps des Goths; à cause de cela, sa femme et lui se croyaient des êtres supérieurs dans la création.
«Et comme du fumier regardaient tout le monde.»
Ils avaient été fort riches, et l'étaient encore assez, quoiqu'ils se prétendissent ruinés par l'infâme révolution. Mme de Béranger ne montrait pas ses bras, mais elle avait encore pour sa taille une prétention extraordinaire. Elle portait des corsets si serrés qu'il fallait deux femmes de chambre pour la sangler en lui mettant leurs genoux dans la cambrure du dos. Si elle avait été belle comme on le disait, il n'y paraissait guère, surtout avec la coiffure qu'elle portait, et qui consistait en une petite perruque blonde frisée à l'enfant ou à la Titus sur toute la tête. Rien n'était si laid et si ridicule que de voir une vieille femme avec ce simulacre de tête nue et de cheveux courts, blondins et frisotés; d'autant plus pour Mme de Béranger qu'elle était fort brune, et qu'elle avait de grands traits. Le soir, le sang lui montait à la tête et elle ne pouvait supporter la chaleur de sa perruque; elle l'ôtait pour jouer aux cartes avec ma grand'mère, et elle restait en serre-tête noir, ce qui lui donnait l'air d'un vieux curé; mais si l'on annonçait quelque visite, elle se hâtait de chercher sa perruque qui souvent était par terre, ou dans sa poche, ou sur son fauteuil, elle assise dessus. On juge quels plis étranges avaient pris toutes ces mèches de petits cheveux frisés, et comme, dans sa précipitation, il lui arrivait souvent de la mettre à l'envers, ou sens-devant-derrière, elle offrait une suite de caricatures à travers lesquelles il m'était bien difficile de retrouver la beauté d'autrefois.
Mme de Troussebois, Mme de Jasseau et les autres dont je ne me rappelle pas les noms, avaient, celle-ci un menton qui rejoignait son nez, celle-là une face de momie. La plus jeune de la collection était une chanoinesse blonde qui avait une assez belle tête sur un corps nain et difforme. Quoiqu'elle fût demoiselle, elle avait le privilége de s'appeler madame, et de porter un ruban d'ordre sur sa bosse, parce qu'elle avait seize quartiers de noblesse. Il y avait aussi une baronne d'Hasfeld ou d'Hazefeld, qui avait la tournure et les manières d'un vieux corporal schlag: enfin, une Mme Dubois, la seule qui n'eût point un nom, et qui, précisément, n'avait aucun ridicule. Je ne sais plus quelle autre avait une grosse lèvre violette toujours gonflée, fendue et gercée, dont les baisers m'étaient odieux. Il y avait aussi une Mme de Maleteste, encore assez jeune, qui avait épousé un vieux mari pauvre et grognon, uniquement pour porter le nom des Malatesta d'Italie, nom qui n'est pas bien beau, puisqu'il signifie tout bonnement mauvaise tête ou plutôt tête méchante. Par une singulière coïncidence, cette dame passait sa vie à avoir la migraine, et comme on prononçait son nom Maltête, je croyais de bonne foi que c'était un sobriquet qu'on lui avait donné à cause de sa maladie et de ses plaintes continuelles. De sorte qu'un jour je lui demandai naïvement comment elle s'appelait pour de bon. Elle s'étonna et me répondit que je le savais bien. Mais non, lui dis-je, mal de tête, mal à la tête, mal-tête, n'est pas un nom. Pardon, mademoiselle, me répondit-elle fièrement, c'est un fort beau et fort grand nom. Ma foi, je ne trouve pas, lui répondis-je. Vous devriez vous fâcher quand on vous appelle comme ça. Je vous en souhaite un pareil! ajouta-t-elle avec emphase. Merci, repris-je obstinément: j'aime mieux le mien. Les autres dames qui ne l'aimaient pas, peut-être parce qu'elle était la plus jeune, se cachaient pour rire dans leurs grands éventails. Ma grand'mère m'imposa silence, et Mme de Maleteste se retira peu de momens après, fort blessée d'une impertinence dont je ne sentais pas la portée.