Cette possession fictive me suffisait, car, dès mes plus jeunes années, la possession réelle des choses n'a jamais été un plaisir pour moi. Jamais rien ne m'a fait envie, en fait de palais, de voitures, de bijoux et même d'objets d'art; et pourtant j'aimais à parcourir un beau palais, à voir passer un équipage élégant et rapide, à toucher et à retourner des bijoux bien travaillés, à contempler les produits d'art ou d'industrie où l'intelligence de l'homme s'est révélée sous une forme quelconque. Mais je n'ai jamais éprouvé le besoin de me dire: Ceci est à moi; et je ne comprends même pas qu'on ait ce besoin-là. On a tort de me donner un objet rare ou précieux, parce qu'il m'est impossible de ne pas le donner bientôt à un ami qui l'admire et chez qui je vois le désir de la possession. Je ne tiens qu'aux choses qui me viennent des êtres que j'ai aimés et qui ne sont plus. Alors j'en suis avare, quelque peu de valeur qu'elles aient, et j'avoue que le créancier qui me forcerait à vendre les vieux meubles de ma chambre, me ferait beaucoup de peine, parce qu'ils me viennent presque tous de ma grand'mère, et qu'ils me la rappellent à tous les instans de ma vie. Pour tout ce qui est aux autres, je n'en suis jamais tentée et je me sens de la race de ces bohémiens dont Béranger a dit:
Voir, c'est avoir.
Je ne haïs pas le luxe, tout au contraire, je l'aime; mais je n'en ai que faire pour moi. J'aime les bijoux surtout de passion. Je ne trouve pas de création plus jolie que ces combinaisons de métaux et de pierres précieuses, qui peuvent réaliser les formes les plus riantes et les plus heureuses dans de si délicates proportions. J'aime à examiner les parures, les étoffes, les couleurs: le goût me charme. Je voudrais être bijoutier ou costumier, pour inventer toujours, et pour donner, par ce miracle du goût, une sorte de vie à ces riches matières. Mais tout cela n'est d'aucun usage agréable pour moi. Une belle robe est gênante, les bijoux égratignent: et, en toutes choses, la mollesse des habitudes nous vieillit et nous tue. Enfin, je ne suis pas née pour être riche, et si les malaises de la vieillesse ne commençaient à se faire sentir, je vivrais très réellement dans une chaumière du Berry, pourvu qu'elle fût propre1, avec autant de contentement que dans une villa italienne.
Ce n'est point vertu, ni prétention à l'austérité républicaine. Est-ce qu'une chaumière n'est pas souvent, pour l'artiste, plus belle, plus riche de couleur, de grâce, d'arrangement et de caractère, qu'un vilain palais moderne construit et décoré dans le goût constitutionnel, le plus pitoyable style qui existe dans l'histoire des arts? Aussi n'ai-je jamais compris que les artistes de mon temps eussent tant de vénalité, de besoins de luxe et d'ambitions de fortune. Si quelqu'un au monde peut se passer de luxe et se créer à lui-même une vie selon ses rêves, avec peu, avec presque rien, c'est l'artiste, puisqu'il porte en lui le don de poétiser les moindres choses et de se construire une cabane selon les règles du goût ou les instincts de la poésie. Le luxe me paraît la ressource des gens bêtes.
Ce n'était pourtant point le cas pour mon grand-oncle; son goût était luxueux de sa nature, et j'approuve beaucoup qu'on se meuble avec de belles choses quand on peut se les procurer, par d'heureuses rencontres, à meilleur marché que de laides. C'est probablement ce qui lui était arrivé, car il avait une mince fortune et il était fort généreux, ce qui équivaut à dire qu'il était pauvre et n'avait pas de folies et de caprices à se permettre.
Il était gourmand, quoiqu'il mangeât fort peu: mais il avait une gourmandise sobre et de bon goût comme tout le reste, point fastueuse, sans ostentation, et qui se piquait même d'être positive. Il était plaisant de l'entendre analyser ses théories culinaires, car il le faisait tantôt avec une gravité et une logique qui eussent pu s'appliquer à toutes les données de la politique et de la philosophie, tantôt avec une verve comique et indignée. «Rien n'est si bête, disait-il avec ses paroles enjouées dont l'accent distingué corrigeait la crudité, que de se ruiner pour sa gueule. Il n'en coûte pas plus d'avoir une omelette délicieuse que de se faire servir, sous prétexte d'omelette, un vieux torchon brûlé. Le tout, c'est de savoir soi-même ce que c'est qu'une omelette; et quand une ménagère l'a bien compris, je la préfère dans ma cuisine, à un savant prétentieux qui se fait appeler monsieur par ses marmitons, et qui baptise une charogne des noms les plus pompeux.»
Tout le temps du dîner, la conversation était sur ce ton et roulait sur la mangeaille. J'en ai donné cet échantillon pour qu'on se figure bien cette nature de chanoine qui n'a plus guère de type dans le temps présent. Ma grand'mère, qui était d'une friandise extrême, bien que très petite mangeuse, avait aussi des théories scientifiques sur la manière de faire une crême à la vanille et une omelette soufflée. Mme Bourdieu se faisait quereller par mon oncle, parce qu'elle avait laissé mettre dans la sauce quelques parcelles de muscade de plus ou de moins; ma mère riait de leurs disputes. Il n'y avait que la mère la Marlière qui oubliât de babiller au dîner, parce qu'elle mangeait comme un ogre. Quant à moi, ces longs dîners servis, discutés, analysés et savourés avec tant de solennité m'ennuyaient mortellement. J'ai toujours mangé vite, et en pensant à autre chose. Une longue séance à table m'a toujours rendue malade, et j'obtenais la permission de me lever de temps en temps, pour aller jouer avec un vieux caniche qui s'appelait Babet, et qui passait sa vie à faire des petits et à les allaiter dans un coin de la salle à manger.
La soirée me paraissait bien longue aussi. Il fallait que ma mère prît des cartes et fît la partie des grands-parens, ce qui ne l'amusait pas non plus, mon oncle étant beau joueur et ne se fâchant pas comme Deschartres, et la mère la Marlière gagnant toujours parce qu'elle trichait. Elle convenait elle-même que le jeu sans tricherie l'ennuyait. C'est pourquoi elle ne voulait pas jouer d'argent2.
Pendant ce temps, la bonne Bourdieu tâchait de me distraire. Elle me faisait faire des châteaux de cartes ou des édifices de dominos. Mon oncle qui était taquin, se retournait pour souffler dessus ou pour donner un coup de coude à notre petite table. Et puis, il disait à Mme Bourdieu qui s'appelait Victoire, comme ma mère: «Victoire, vous abrutissez cette enfant. Montrez-lui quelque chose d'intéressant. Tenez, faites-lui voir mes tabatières!» Alors on ouvrait un coffret et l'on me faisait passer en revue une douzaine de tabatières fort belles, ornées de charmantes miniatures. C'étaient les portraits d'autant de belles dames en costume de nymphes, de déesses ou de bergères. Je comprends maintenant pourquoi mon oncle avait tant de belles dames sur ses tabatières. Quant à lui, il n'y tenait plus, et cela ne lui paraissait plus avoir d'autre utilité que d'amuser les regards d'un petit enfant. Donnez donc des portraits aux abbés! heureusement ce n'est plus la mode.
Ma bonne maman me menait aussi quelquefois chez Mme de la Marlière; mais celle-ci, n'ayant qu'une très mince existence, ne donnait pas de dîners. Elle occupait, rue Villedot, no 6, un petit appartement au troisième, qu'elle n'a pas quitté, je crois, depuis le Directoire jusqu'à sa mort, arrivée en 1841 ou 42. Son intérieur, moins beau que celui de mon grand-oncle, était curieux aussi pour son homogénéité, et je ne crois pas que depuis le temps de Louis XVI, dont il était un petit spécimen complet, il eût subi le moindre changement.