Lorsque nous avons entendu sélever au-dessus de cet enfer de plaintes et de malédictions les grandes voix de nos poètes sceptiquement religieux, ou religieusement sceptiques, Gœthe, Chateaubriand, Byron, Mickiewicz; expressions puissantes et sublimes de leffroi, de lennui et de la douleur dont cette génération est frappée, ne nous sommes-nous pas attribué avec raison le droit dexhaler aussi notre plainte, et de crier comme les disciples de Jésus: «Seigneur, Seigneur, nous périssons! Combien sommes-nous qui avons pris la plume pour dire les profondes blessures dont nos âmes sont atteintes et pour reprocher à lhumanité contemporaine de ne nous avoir pas bâti une arche où nous puissions nous réfugier dans la tempête? Au-dessus de nous, navions-nous pas encore des exemples parmi les poëtes qui semblaient plus liés au mouvement hardi du siècle par la couleur énergique de leur génie? Hugo nécrivait-il pas au frontispice de son plus beau roman ναγχ? Dumas ne traçait-il pas dans Antony une belle et grande figure au désespoir? Joseph Delorme nexhalait-il pas un chant de désolation? Barbier ne jetait-il pas un regard sombre sur ce monde, qui ne lui apparaissait quà travers les terreurs de lenfer dantesque? Et nous autres artistes inexpérimentés, qui venions sur leurs traces, nétions-nous pas nourris de cette manne amère répandue par eux sur le désert des hommes? Nos premiers essais ne furent-ils pas des chants plaintifs? Navons-nous pas tenté daccorder notre lyre timide au ton de leur lyre éclatante? Combien sommes-nous, je le répète, qui leur avons répondu de loin par un chœur de gémissements? Nous étions tant quon ne pourrait pas nous compter. Et beaucoup dentre nous, qui se sont rattachés à la vie du siècle, beaucoup dautres qui ont trouvé dans des convictions feintes ou sincères une contenance ou une consolation, regardent aujourdhui en arrière, et seffraient de voir que si peu dannées, si peu de mois peut-être les séparent de leur âge de doute, de leur temps daffliction! Suivant lexpression poétique de lun dentre nous, qui est resté, lui du moins, fidèle à sa religieuse douleur, nous avons tous doublé le cap des Tempêtes autour duquel lorage nous a tenus si longtemps errants et demi-brisés; nous sommes tous entrés dans locéan Pacifique, dans la résignation de lâge mûr, quelques-uns voguant à pleines voiles, remplis despérance et de force, la plupart haletants et délabrés pour avoir trop souffert. Eh bien! quel que soit le phare qui nous ait éclairés, quel que soit le port qui nous ait donné asile, aurons-nous lorgueil ou la lâcheté, aurons-nous la mauvaise foi de nier nos fatigues, nos revers et limminence de nos naufrages? Un pueril amour-propre, rêve dune fausse grandeur, nous fera-t-il désirer deffacer le souvenir des frayeurs ressenties et des cris poussés dans la tourmente? Pouvons-nous, devons-nous le tenter? Quant à moi, je pense que non. Plus nous avons la prétention dêtre sincèrement et loyalement convertis à de nouvelles doctrines, plus nous devons confesser la vérité et laisser exercer aux autres hommes le droit de juger nos doutes et nos erreurs passées. Cest à cette condition seulement quils pourront connaître et apprécier nos croyances actuelles; car, quelque peu quil soit, chacun de nous tient une place dans lhistoire du siècle. La postérité nenregistrera que les grands noms, mais la clameur que nous avons élevée ne retombera pas dans le silence de léternelle nuit; elle aura éveillé des échos; elle aura soulevé des controverses; elle aura suscité des esprits intolérants pour en étouffer lessor, et des intelligences généreuses pour en adoucir lamertume; elle aura, en un mot, produit tout le mal et tout le bien quil était dans sa mission providentielle de produire; car le doute et le désespoir sont de grandes maladies que la race humaine doit subir pour accomplir son progrès religieux. Le doute est un droit sacré, imprescriptible de la conscience humaine qui examine pour rejeter ou adopter sa croyance. Le désespoir en est la crise fatale, le paroxysme redoutable. Mais, mon Dieu! ce désespoir est une grande chose! Il est le plus ardent appel de lâme vers vous, il est le plus irrécusable témoignage de votre existence en nous et de votre amour pour nous, puisque nous ne pouvons perdre la certitude de cette existence et le sentiment de cet amour sans tomber aussitôt dans une nuit affreuse, pleine de terreurs et dangoisses mortelles. Je nhésite pas à le croire, la Divinité a de paternelles sollicitudes pour ceux qui, loin de la nier dans lenivrement du vice, la pleurent dans lhorreur de la solitude; et si elle se voile à jamais aux yeux de ceux qui la discutent avec une froide impudence, elle est bien près de se révéler à ceux qui la cherchent dans les larmes. Dans le bizarre et magnifique poème des Dziady, le Konrad de Mickiewicz est soutenu par les anges au moment où il se roule dans la poussière en maudissant le Dieu qui labandonne, et le Manfred de Byron refuse à lesprit du mal cette âme que le démon a si longtemps torturée, mais qui lui échappe à lheure de la mort.
Reconnaissons donc que nous navons pas le droit de reprendre et de transformer, par un lâche replâtrage, les hérésies sociales ou religieuses que nous avons émises. Si reconnaître une erreur passée et confesser une foi nouvelle est un devoir, nier cette erreur ou la dissimuler pour rattacher gauchement les parties disloquées de lédifice de sa vie, est une sorte dapostasie non moins coupable, et plus digne de mépris que les autres. La vérité ne peut pas changer de temple et dautel suivant le caprice ou lintérêt des hommes; si les hommes se trompent, quils avouent leur égarement; mais quils ne fassent point à la déesse nue loutrage de la revêtir du manteau rapiécé quils ont traîné par le chemin.
Pénétré de linviolabilité du passé, je nai donc usé du droit de corriger mon œuvre que quant à la forme. Jai usé de celui-là très largement, et Lélia nen reste pas moins lœuvre du doute, la plainte du scepticisme. Quelques personnes mont dit que ce livre leur avait fait du mal; je crois quil en est un plus grand nombre à qui ce livre a pu faire quelque bien; car, après lavoir lu, tout esprit sympathique aux douleurs quil exprime a dû sentir le besoin de chercher sa voie vers la vérité avec plus dardeur et de courage; et quant aux esprits qui, soit par puissance de conviction, soit par mépris de toute conviction, nont jamais souffert rien de semblable, cette lecture na pu leur faire ni bien ni mal. Il est possible que quelques personnes, plongées dans lindifférence de toute idée sérieuse, aient senti à la lecture douvrages de ce genre séveiller en elles une tristesse et un effroi jusqualors inconnus. Après tant dœuvres du génie sceptique que jai mentionnés plus haut, Lélia ne peut avoir quune bien faible part dans leffet de ces manifestations du doute. Dailleurs leffet est salutaire, et, pourvu quune âme sorte de linertie, qui équivaut au néant, peu importe quelle tende à sélever par la tristesse ou par la joie. La question pour nous en cette vie, et en ce siècle particulièrement, nest pas de nous endormir dans de vains amusements et de fermer notre cœur à la grande infortune du doute; nous avons quelque chose de mieux à faire: cest de combattre cette infortune et den sortir, non-seulement pour relever en nous la dignité humaine, mais encore pour ouvrir le chemin à la génération qui nous suit. Acceptons donc comme une grande leçon les pages sublimes où René, Werther, Obermann, Konrad, Manfred exhalent leur profonde amertume; elles ont été écrites avec le sang de leurs cœurs; elles ont été trempées de leurs larmes brûlantes; elles appartiennent plus encore à lhistoire philosophique du genre humain quà ses annales poétiques. Ne rougissons pas davoir pleuré avec ces grands hommes. La postérité, riche dune foi nouvelle, les comptera parmi ses premiers martyrs.